Conte rocambolesque aux allures de fin du monde

Par Manon Lelièvre

Une critique sur le spectacle :

7 sœurs de Turakie / Écrit et mis en scène par Emili Hufnagel & Michel Laubu / Théâtre Kléber-Méleau / du 21 au 26 mars 2023 / Plus d’infos.

© TKM

La création proposée par le TKM invite à parcourir une nouvelle fois le beau pays de la Turakie. C’est un lieu imaginaire, « découvert » en 1985 par Michel Laubu, où l’on ne cesse de créer de nouveaux objets à partir des rebus de notre monde. Sous les traits d’une marionnette métallique, l’artiste se fait alors interprète de la Turakie et s’amuse à dérouler un fil entre le public et ce pays scénique. Ce théâtre de marionnettes et d’objets construit un discours sur notre monde avec une ingénieuse distanciation, en détournant constamment les objets et les codes.

« Mais où est le fil rouge, me direz-vous ? » demande un étonnant personnage, entre l’objet et l’humain. Cet humanoïde, créé par les sœurs de Turakie, possède un visage de casserole et des pieds de chaise à roulettes. Il s’éclaire lui-même et se déplace sur scène avec la légèreté d’un enfant sur sa chaise de bureau. Accroché à lui, son marionnettiste lui prête ses mains et sa voix. Ce drôle de bonhomme, comme tout droit sorti d’un rêve, fait le lien entre la scène et le public. C’est lui qui trouve le fil du spectacle, s’instituant conteur de l’histoire que tentent de raconter les sept sœurs de Turakie.

Très soudainement, les sept sœurs apparaissent de tous les côtés dans un violent coup de vent. Elles débarquent, par les coulisses et depuis les gradins, sur des canots de sauvetage gonflables et accrochées à des parapluies rouges à moitié emportés par la tempête. Le bruit, l’agitation – est-ce vraiment du vent que je sens dans mes cheveux ? – donnent l’impression d’être pris dans un tourbillon infernal. Et en effet, nous embarquons dans un voyage rocambolesque à travers un univers loufoque où les objets se transforment en animaux et où les humains deviennent des monstres. Les sœurs, muettes, traversent leur monde imaginaire à coups de danses étranges et de gestes évocateurs, construisant leur propre langage à partir de multiples objets. Pour apprécier le voyage, il ne faut pas essayer de comprendre cette langue étrangère, mais plutôt se laisser guider par le fil burlesque que les sept sœurs filent et que le conteur au visage de casserole déroule. Cet imaginaire prend directement sa source au cœur de notre planète. Celle-ci constitue l’un des thèmes centraux du spectacle. Globes, ballons ou lampions évoquent la richesse de la terre mais aussi sa fragilité.

Les sept sœurs sont faites de vieilles robes de mariées et de masques au sourire grotesque. Elles semblent aussi vieilles que des momies, mais bougent comme de jeunes hirondelles. Les marionnettistes qui les dirigent ne cherchent pas à se cacher. Tantôt iels leur prêtent seulement des mains et des pieds, tantôt iels enfilent complètement la marionnette. Deux des sept sœurs sont, quant à elles, totalement indépendantes, fixées sur des roulettes – une chaise et un déambulateur – et manipulées depuis l’extérieur au gré des besoins scéniques. Les comédien.ne.s laissent constamment le doute : s’agit-il de personnages joués par des comédien.ne.s ou de commédien.ne.s qui jouent avec des marionnettes ? En réalité, les niveaux de fictionnalité sont sans cesse transgressés. Au-delà des personnages qui forment une histoire, ce sont les comédien.ne.s qui nous la racontent. Une scène marque l’apothéose de ce jeu métathéâtral, débordant même sur un troisième niveau de fictionnalité : après une étrange danse aux allures bollywoodiennes, un des comédiens sort un téléphone de son costume afin d’appeler son collègue qui ne prête pas suffisamment attention à son jeu. Les comédien.ne.s sont omniprésents au même titre que les différents personnages, entraînant un important effet de distanciation.

Sur scène, les êtres s’amusent. Une réelle énergie créatrice, accompagnée d’une joie de la découverte, se dégage de ce maelström rocambolesque. On invente de nouveaux codes, on construit de nouvelles images. Les objets sont transformés au gré des souvenirs des sept sœurs : fer à repasser, chaises à roulettes, bois flotté, armoires et barque, semblant directement tirés d’un vide-grenier, sont recyclés à l’infini. Soudain, on voit apparaître des tables à repasser déguisées en cerf, puis, retournées, elles incarnent les cygnes de Tchaïkovski. Les conventions théâtrales et nos références culturelles sont détournées : Hamlet devient Omlette, vain gardien d’un œuf de pingouin.

Ces jeux d’associations et de déconstructions ainsi que la légèreté dans ces échanges n’effacent pas une certaine gravité du discours. Ce conte burlesque contient des accents tragiques de fin du monde. Il est facile d’y voir une critique du capitalisme, à travers l’utilisation du babyfoot – sa structure, son image, ses règles – et le multiple détournement de ses joueurs en bois – leurs reproductions géantes, décortiquées puis reconstituées, apparaissant régulièrement au fil du spectacle. L’être humain, inconscient ou égoïste, s’amuse avec la terre, pompant ainsi son énergie pour des activités futiles. Peut-être la Terre reprendra-t-elle ses droits en transformant l’humain en monstre, comme le suggère métaphoriquement le spectacle ?

Rien n’est moins sûr, mais une chose est certaine, c’est que les sept sœurs refusent de voir cette fin approcher. Dans un éclat final, elles s’embarquent dans la nouvelle tempête et quittent la scène comme elles sont venues, en canoé de sauvetage gonflable. Elles fuient ensemble par la porte du théâtre, laissant derrière elles le petit conteur de métal. « Je préfère rester pour voir ce qui arrivera ». Il y a toujours un fil à la patte à dérouler.