Une critique – ou comment “Un spectacle” rêve le théâtre de demain

Par Mélanie Carrel

Une critique sur le spectacle :

Un spectacle / Igor Cardellini – Tomas Gonzalez / Théâtre de Vidy / du 7 au 17 décembre 2022 / Plus d’infos.

© Matthieu Gafsou

Créé à la Ménagerie de Verre à Paris en octobre, Un spectacle investit ce mois-ci les murs de la salle René Gonzalez du Théâtre de Vidy. Après L’Âge d’or et Showroom, cette performance poursuit la réflexion du duo Cardellini/Gonzalez sur le rapport entre dispositif et pouvoir. Sous la forme d’une visite guidée imaginaire du Théâtre de Vidy, elle nous fait voyager au sein de l’histoire du théâtre.

Une toile peinte représentant un théâtre à l’italienne. Une musique baroque. Un air d’opéra. Voilà sur quoi s’ouvre Un spectacle. Puis une voix. Off tout d’abord, puis incarnée par Dominique Gillioz. La lumière révèle ce qui se passe derrière la toile. En transparence, on devine un décor d’un blanc immaculé. Un tapis de danse. Une paroi. Une boule. Des blocs, éléments scéniques polyvalents. Et puis les protagonistes de la visite guidée : Gillioz et une petite dizaine de spectateurs privilégiés (ou non, selon leur affinité avec la lumière des projecteurs). La toile se lève. Script à la main, Gillioz décrit les différents éléments du dispositif aux participants. Tous les codes de la visite guidée sont réunis. Sauf que la visite est observée, par nous, spectateurs restés passifs. Et que nous aussi nous sommes scrutés, depuis la scène.

Avec l’aide des spectateurs privilégiés, Gillioz décortique et fait jouer les différents éléments du dispositif théâtral. Ils commencent par s’approprier l’espace scénique en déambulant, tout d’abord timidement puis avec un amusement de plus en plus affiché. Puis ils parlent cyclo, régie, installation sonore en quadriphonie, perches, gradins, scénographie et machine à fumée. Tous les éléments sont d’abord présentés, leur origine et leur fonctionnement expliqués, puis ils sont mobilisés durant la représentation. À la suite de la présentation du matériel technique, le light show, délivré sur une scène vide, fait par exemple voir tout le pouvoir évocateur de la lumière et du son, en transportant le public d’une maison bourgeoise du XIXe siècle à une boîte de nuit, en passant par des espaces abstraits mais dont la beauté esthétique suffit à illustrer l’infini des possibilités d’éclairage. Une démonstration qui permet de mettre en avant le caractère radicalement polymorphe d’un même espace théâtral.

Mais cette singulière visite guidée est également une leçon d’histoire du théâtre. Prenant comme point de départ l’agencement du dispositif théâtral, Gillioz retrace l’évolution de l’architecture théâtrale depuis le XVIe siècle avec l’arrivée de la perspective. La particularité de cette leçon étant qu’elle ne se contente pas de décrire l’évolution de cette architecture, mais de montrer comment celle-ci est au service du pouvoir en place. L’artiste évoque par exemple la « place du Prince », place centrale et légèrement surélevée depuis laquelle la perspective est parfaite. La question de la représentation de la nature, plus spécifiquement son utilisation comme décor, est aussi abordée avec tout ce que cela nous dit sur la domination de l’homme sur la nature et l’anthropocène. Gillioz fait également le lien entre l’architecture d’un théâtre et ce qu’elle nous dit sur le répertoire qui s’y joue. Par exemple, le rideau rouge, ce morceau de velours qui nous invite à plonger dans le théâtre comme dans un livre, serait caractéristique du théâtre dramatique qui emporte le spectateur dans l’histoire qu’il représente. On écarte la couverture et on se trouve immergé dans l’histoire. La décision d’éliminer le rideau est donc une sorte de prise de distance avec la théâtralité. Bien que ne se voulant pas pédagogique selon les dires des metteurs en scène, Un spectacle est un parfait outil de médiation culturelle.

La question du public traverse toute la performance. Gillioz explique pourquoi et depuis quand le public se retrouve dans le noir et silencieux. Il nous renvoie à notre propre position de spectateurs, nous fait questionner notre passivité, notre lien à ce qui se passe sur scène. Lorsque deux publics se font face, lequel est le plus réel ? Le public privilégié aligné à l’avant-scène s’avance, traverse le quatrième mur et nous observe. Il est singulièrement beau d’être un spectateur passif qui observe des spectateurs actifs. On envie, on compatit. « Qu’est-ce qu’on fait là, tous ensemble ? » demande Gillioz. L’artiste raconte qu’au théâtre, un phénomène étrange se produit. Les cœurs des spectateurs se synchronisent. Ils font chœur. Une parenthèse où l’être humain fait réellement communauté, grâce à la fiction.

Le théâtre est le miroir de la société. Ce postulat qui est presque devenu un lieu commun se trouve au cœur de Un spectacle. Car cette performance est d’abord un questionnement. Scène et salle se réunissent, le temps d’une heure et quart, pour réfléchir ensemble à la manière dont le théâtre reflète la société. Comment il reproduit l’organisation et la hiérarchisation qui organise la vie en dehors de ses murs. La performance décompose et remet en perspective les éléments constitutifs du dispositif scénique. À quoi servent-ils ? Quelles sont leurs possibilités ? Et comment le théâtre peut-il nous aider à penser et à rêver le monde de demain ? À moins que le reflet s’avère finalement plus réel que son double ?