Seul.e dans la forêt… oder was ?

Par Isabelle Fasnacht

Une critique sur le spectacle :

Im Wald / Compagnie Chamar bell clochette : de et avec Chine Curchod et Roland Bucher / Théâtre
des Marionnettes de Genève / du 29 septembre au 6 octobre 2022 / Plus d’infos.

© Rob Lewis

Avec Im Wald, la Compagnie Chamar bell clochette propose une création marionnettique sur le thème
de la forêt et de notre rapport à la nature. Coproduit par Le Théâtre des Marionnettes de Genève
(TMG) et le Theater Stadelhofen de Zürich, le spectacle se veut une exploration créative et joueuse
de questions profondes, adapté à un public de toute langue parce que sans paroles ou presque, conçu
pour adultes et ados dès 12 ans.

Une classe de collégien.nes s’installe au rang derrière le mien, à grands renforts de débats et de
manœuvres dans le petit espace disponible, tandis qu’à côté de moi, on se resserre et on va jusqu’à
s’excuser de ne pas pouvoir laisser de places vides entre nous. Car la salle du TMG a beau être grande,
on y est près de son.a voisin.e. Il fait aussi particulièrement sombre, même si le spectacle n’a pas
encore commencé. Dans cette ambiance un peu étrange, on ne distingue rien de la scène – si proche
mais sans rideau – et on sent l’attente grandissante du public. La lumière augmente alors de façon si
progressive qu’on se surprend à plisser les yeux pour découvrir chaque détail du décor qui s’offre à
nous : des arbres, des troncs, des cailloux, peints en trompe-l’œil (ou légèrement sculptés) dans un
style semi-réaliste et disposés sur la scène en profondeur sur plusieurs plans. Je crois voir une sorcière
ou un drôle de monstre dans le fond. Et oh, quelque chose bouge sur l’arbre couché ! Qu’est-ce que
c’est ? Une queue, une patte ? En tout cas si ça bouge, forcément, ça doit être un animal. On dirait de
la fourrure, mais je n’arrive pas encore à comprendre la forme. Le couple à côté de moi pointe avec
contentement chaque nouvelle trouvaille, mais moi, je me sens fière comme une enfant (et un peu
suffisante) de les avoir repérés avant eux.
Pas de sorcière finalement, mais des animaux, une joggeuse et deux tas de lichens qui évoluent sur la
scène et se révèlent être des marionnettistes. La plupart des animaux sont en effet des marionnettes
manipulées à vue par cet homme ou cette femme présent.e sur scène à côté, bien visible… en tenue
de camouflage. Ces animateurices « informes » accompagnent chaque animal mais constituent aussi
des personnages à part entière : quand iels ne sont pas occupé.es à donner vie à un blaireau ou un
serpent, on peut voir ces masses de mousse et de branchages ramper, s’arrêter, considérer posément
un objet ou encore engloutir une souche. La danse des marionnettistes-lichens est fascinante à
observer : certaines marionnettes (notamment le blaireau ou la joggeuse) tirent directement leur
démarche de la leur. L’artiste ne se contente pas de manipuler un objet de manière mécanique mais
semble se fondre dans la marionnette pour incarner l’animal. Dans d’autres cas, les animateurices
coopèrent pour animer une créature à deux, ou bien encore forment avec leur corps le buisson duquel
elle va émerger. Tantôt acteurices costumé.es, artistes « de l’ombre » ou même objets de décor, ces
deux personnes portent à elles seules la vie d’une forêt entière (avec l’aide, de temps à autre, de
quelques robots et autre pièces mécanisées).
L’esthétique oscille entre réalisme et symbolisme, le majestueux et parfois le ridicule. En termes de
rythme et d’allure par exemple : des mouvements de tête ou de respiration sont particulièrement
détaillés chez un animal, avant d’être suivis par un moment de course furieuse où les pattes volent
dans tous les sens et ne touchent plus terre. De même, un jeu de tailles et proportions traverse toute
la scénographie : si la plupart des animaux semblent adaptés à leur environnement, la fourmi est
gigantesque et l’humaine-joggeuse minuscule, plus petite encore qu’un enfant. On alterne
constamment entre une représentation illusionniste que l’on peut « prendre au sérieux » et des images
clownesques, ce qui semble perturber particulièrement les collégien.nes : j’entends beaucoup de
commentaires chuchotés sur un ton un peu narquois et des rires pas forcément assumés (parce qu’oser
rire devant un spectacle de marionnettes, quand on n’est plus un enfant ?!). Le spectacle semble les
avoir d’autant plus captivés.
Questionner l’illusion fait partie intégrante d’une volonté de « dévoiler les ficelles » de l’art, défendue
par le TMG dans son dernier magazine (MAGMA, n°1, septembre 2022) : contrairement à ce que
déplorait la lettre d’une spectatrice, un.e marionnettiste visible ne réduit en rien la qualité du spectacle.
Loin d’empêcher toute forme d’immersion, ces moments « renforcent » d’autant plus ceux où l’on
« plonge complètement – et avec consentement – dans l’illusion » : voir les aspects techniques nous
fait prendre conscience d’un travail immense et de talents sans cela cachés, satisfait notre curiosité,
et nous permet alors de revenir à l’illusion avec une appréciation toute différente. Grâce à ce recul,
nous conservons et développons également tout au long du spectacle la conscience forte d’être un
public humain devant un univers forestier à la fois familier et déconcertant. La question de
l’immersion (ou non) des spectateurs est alors un écho direct de celle que soulève le contenu de la
pièce : quelle est la place de l’humain dans la nature, et quand est-ce qu’on dérange, finalement ?