Voyage jusqu’au bout de la vie

Par Antoine Klotz

Une critique sur le spectacle :

Utopolis Lausanne / de Helgard Haug / Stefan Kaegi / Daniel Wetzel (Rimini Protokoll) / Théâtre de Vidy / du 13 mai au 14 juin 2022 / Plus d’infos.

© Amélie Blanc

Connus pour leurs spectacles participatifs, Helgard Haug, Stefan Kaegi et Daniel Wetzel de  Rimini Protokoll emmènent les spectateurs/randonneurs dans une balade urbaine à travers la cité utopique d’Utopolis Lausanne. La ville prend des allures d’assemblée où toutes les opinions divergentes sont les bienvenues, même celles des absents. Un événement dans la lignée des travaux précédents du collectif entre transgressions des codes du théâtre et réflexion sur notre système démocratique.

Le 13 mai 2022 à 19h17, je reçois un mail. On me donne un point de rendez-vous pour le lendemain en me faisant comprendre que je dois y être bien à l’heure. En avance avec une ponctualité toute helvétique, je fais face à une volée d’escaliers mal éclairés sur la rue de Bourg. Peu rassuré, je décide quand même de gravir les marches. Après tout, le SMS que j’ai reçu dans la journée me souhaitait « une belle aventure ! ». Je me retrouve dans la boutique exiguë d’un disquaire spécialisé dans les vinyles. Jamais je n’y aurais mis les pieds sans ce rendez-vous. On m’y attendait, ainsi que cinq autres personnes. Kevin, l’hôte de la boutique nous montre une enceinte et une enveloppe : la représentation va bientôt commencer. Car c’est ici qu’elle commence, à travers l’enceinte, avec une voix féminine et désincarnée qui nous emmène à la recherche de notre utopie personnelle en la confrontant à celle des autres. Après l’énonciation des différentes règles à suivre lors de notre aventure, la voix de Kevin sort de l’enceinte et nous raconte sa propre expérience et sa propre vision du monde, celle d’une personne sans permis de conduire et avec au moins trois cents morceaux de musique préférés. Mais aussi avec ses sensibilités et ses envies pour les relations humaines basées sur le respect et la dignité. C’est son utopie à lui. Nous ouvrons l’enveloppe. Dedans, six passeports et un numéro de téléphone, ils nous seront très utiles. Et surtout, une adresse et une heure. C’est dans cinq minutes, pas de temps à perdre !

Utopolis Lausanne est une balade théâtralisée où chaque étape est dictée par la précédente. Des enceintes portables entrainent les spectateurs d’un lieu à l’autre, parfois insolites, parfois très familiers pour y écouter des voix et des points de vue sur le monde. Souvent on les partage, de temps en temps, on voit les choses différemment. C’est là la beauté du spectacle qui force l’échange et l’écoute uniquement à travers les sons. Chaque lieu est incarné depuis notre enceinte portable par la voix d’une personne et nous lui devons notre attention. Ce que nous ferons de son opinion nous est propre, mais au moins nous aurons entendu ce qui devait être dit. En trois heures, nous visitons plusieurs espaces de Lausanne et, chaque fois, nous faisons des rencontres autant audibles à travers l’enceinte que réelles avec les membres des autres groupes que nous rejoignons au fur et à mesure de la balade. Il y a des échanges de sentiments, d’idées, de propositions pour notre démocratie. On parle d’intelligences artificielles et de crise climatique. Chaque étape est l’occasion de faire et de refaire le monde qui nous entoure et on nous enjoint à partager nos envies pour celui-ci au numéro de téléphone du début, comme dans une boîte à idées.  

Heureusement, l’expérience ne s’arrête pas entre les points de rendez-vous : les enceintes continuent de nous parler quasiment en permanence soit avec de la musique, soit avec des propositions de réflexion ou des injonctions. Ces dernières fonctionnent comme de véritables remèdes à l’anxiété : alors que nous projetons de la musique tout autour de nous et dansons, je me sens protégé par le groupe qui danse autour de moi. Mon comportement pourtant excentrique paraît tout à fait normal malgré les regards parfois interloqués des passants, même si ceux-ci souvent nous portent bien peu d’attention. Et bien sûr, on discute avec les autres, on apprend à se connaître, on approfondit les discussions amorcées pendant la précédente étape. Cela ne va pas forcément très loin, après tout est-ce que l’on peut vraiment à notre échelle apporter des solutions à des problèmes qui occupent notre espèce depuis des dizaines d’années ? Mais ce n’est pas grave, on tente ! On tente au point qu’on oublie parfois d’écouter notre enceinte, ce qui donne la fâcheuse impression d’avoir raté un bout du spectacle. Nous faisons partie du dispositif théâtral : nous sommes simples auditeurs des voix lausannoises, mais aussi acteurs par nos prises de paroles au point que l’on oublie parfois le seul élément permanent du dispositif, l’enceinte portable.  Ce sont nos propres actions qui font le spectacle, si tant est qu’on puisse vraiment parler de spectacle alors qu’il y a si peu à voir mais tant à écouter.          

Finalement, on atteint notre destination et en parler serait gâcher la surprise de taille qui attend chaque groupe. Je dirais simplement qu’elle condense toutes les idées énoncées pendant nos déambulations lausannoises et même si celles-ci ne sont pas toutes intéressantes, elles ont le mérite d’être porteuses d’espoir. L’espoir d’une population que l’on dit souvent dépolitisée et cynique mais qui en réalité n’a pas abandonné l’envie de vivre dans un monde meilleur.