L’union fait l’anarchie

Par Clémentine Glardon

Une critique sur le spectacle :

Dix petites anarchistes / Adaptation du roman de Daniel de Roulet par Marie Perny / Mise en scène de Julie Burnier / 2.21 Lausanne / du 03 au 08 mai 2022 / Plus d’infos.

© Mathilda Olmi

C’est une histoire de conviction, de lutte et d’espoir. La recherche de liberté mène 10 femmes au loin, au moins jusqu’en Patagonie. Dix petites anarchistes est un spectacle créé par la compagnie Mezza-Luna, fondée par Heidi Kipfer et Marie Perny en 1989. Habituées à intégrer des moments musicaux à leurs créations, elles s’emparent cette fois du roman Dix petites anarchistes de Daniel Roulet et l’adaptent pour la scène et y ajoute des chants anarchistes.

St-Imier, fin du XIXe siècle. Dix femmes, unies par la misère et le travail, se prennent à rêver d’une vie meilleure. L’inspiration et l’espoir leur viennent en partie des conférences de Bakounine sur l’anarchie. En 1873, elles embarquent ensemble avec leurs enfants sur un navire pour la Patagonie pour créer leur propre société, libérées des contraintes qui pèsent sur elles (salaires inégaux, normes maritales et oppression dans le monde ouvrier en général). Ces femmes rencontrent de nombreuses épreuves : le mal de mer, le mal du pays, le mal que leur font les hommes, mais le travail acharné et la solidarité dont elles font preuve pour vivre leur rêve forcent l’admiration.

Le spectacle commence par une évocation de l’artiste japonaise Megumi Igarashi, qui fait des moulages de son vagin et les transforme en sculpture, mais que la justice japonaise a condamnée à la prison. Il s’agit à la fois d’un détail, mais qui représente bien le spectacle : remettre les femmes au centre afin de pouvoir les rendre visibles et maîtresses de leur vie. Mais cela permet aussi de montrer que la société actuelle a encore un contrôle très fort sur le corps des femmes.

À leur arrivée en Patagonie, sans homme, le gouverneur refuse de leur donner les 30 hectares de terre qui leur sont dus. Elles doivent négocier et n’obtiennent que la moitié. Malgré cette injustice, grâce à leur union et à leur soutien mutuel, elles réussissent à prospérer petit à petit, puis ouvrent une boulangerie coopérative, et créent des chambres d’hôtes pour les nouveaux colons. Ainsi, le groupe oscille entre individualité et communauté ; il en découle une très belle forme de sororité.

Le texte est entremêlé de slogans humoristiques de la lutte historique des ouvriers, mais aussi de celle des féministes contemporaines, comme « patriarcat is ovaire ». Le spectacle permet alors d’aborder certains tabous et injustices (toujours d’actualité) liés aux femmes : les règles, le clitoris, les inégalités salariales, tout en se réappropriant la figure de la « sorcière » des féministes. Cet alliage entre modernité et références historiques permet d’interroger le statut des femmes actuellement, tout en remettant aussi en cause le système capitaliste qui les laisse pour compte.

Par ailleurs, l’atmosphère du théâtre du 2.21 rend bien compte de la thématique industrielle du texte. La scénographie renforce encore davantage cet effet, avec des colonnes en briques rouges qui rappellent les usines. Les éléments de décor sont recyclés tout au long du spectacle, ce qui donne des airs très minimalistes. Ainsi, durant la représentation, plusieurs caisses sont déplacées et transformées en bureau, puis en bar ou encore en sièges de voiture. Plus généralement, la couleur noire est prépondérante dans l’esthétique de la scénographie. Le drapeau noir flotte et affirme l’orientation politique du groupe. Les costumes quant à eux ne correspondent pas aux vêtements du XIXe siècle. Ils sont modernes, tout en restant très simples, ainsi, ils renforcent encore l’aspect minimaliste de la mise en scène. Tout cela laisse une grande place au texte et à l’histoire de ces différentes femmes.

En effet, dans ce spectacle, l’union de ce groupe de femmes est primordiale. Les chœurs sont très présents où l’on ressent la solidarité et ils sont alternés par des moments individuels, notamment lors de la disparition des protagonistes, les unes après les autres. Malgré les pertes et la recherche de liberté qui n’aboutit pas ou ne correspond plus à leur idéal de départ, ces femmes n’ont pas perdu leur vie. La solidarité et l’union découlent en partie des mauvais traitements et des injustices contre les femmes, mais aussi de l’amour qu’elles se portent. Elles veillent ainsi les unes sur les autres. Mais malgré la sororité qui les unit, la colère contre la société demeure. L’envie de prendre leur revanche sur les injustices mène à ce cri du cœur : « Il ne fallait pas exclure la caste des femmes de l’humanité ! »