Faire du théâtre notre essentiel

Par Mélanie Carrel

Une critique sur le spectacle :

L’Art de la comédie / d’Eduardo De Filippo / mise en scène d’Anne Bisang / TPR -Théâtre populaire romand / du 5 au 14 mai 2022 / Plus d’infos.

© Guillaume Perret

Privé de public et déclaré « non essentiel », le théâtre a encaissé de multiples coups durs durant la crise du coronavirus. Avec L’Art de la Comédie, pièce-manifeste d’Eduardo De Filippo, la metteuse en scène et directrice du TPR Anne Bisang ainsi que son équipe sortent le grand jeu de l’illusion et contre-attaquent à coup de répliques. Déclaration d’amour au théâtre et reconquête d’une parole réduite au silence pour des raisons arbitr…sanitaires.

1960, la demande de prêt qu’a adressée Eduardo De Filippo à la Banque d’Italie pour restaurer un théâtre à Naples a été refusée pour cause de non-utilité publique. 2020, les lieux culturels sont fermés car considérés comme « non essentiels ». Face à la condescendance des pouvoirs politiques, le théâtre a deux solutions : disparaître ou résister. A une soixantaine d’années d’écart, deux artistes ont choisi l’acte de résistance : De Filippo en écrivant L’Art de la Comédie, Bisang en mettant la pièce en scène.

Les pouvoirs politiques sont représentés ici par le préfet d’une petite ville de province, récemment nommé. Celui-ci accorde une audience à Oreste Campese, directeur d’une troupe de comédiens ambulants. Avec ironie, les deux hommes abordent les questions du statut des comédiens, du subventionnement, de l’utilité du théâtre et de ses rapports avec le pouvoir. Campese ne demande pas d’argent au préfet, juste le soutien de sa présence à la première de sa prochaine pièce. Faute de « temps pour les pitreries », le préfet refuse. Si le magistrat ne veut se rendre au théâtre, peut-être est-ce le théâtre qui viendra à lui ? Avant de partir, le « saltimbanque » avertit le fonctionnaire : il n’est pas impossible que les notables qui défileront plus tard dans son cabinet soient en réalité des comédiens de sa troupe… Cet après-midi-là, à la préfecture, vrai et faux se confondent dans un jeu de miroir virtuose privant le préfet et le public de tous leurs repères. Un enchaînement de quiproquos aussi hilarants que le fond en est sérieux.

Le dispositif théâtral contribue à ce jeu d’illusions en trompant les attentes. Les murs du théâtre sont nus, les coulisses à vue, rien ne se fait en cachette (ou presque), tout est exposé, du maquillage au changement de décors en passant par les « effets spéciaux ». Les rouages de l’usine à rêve sont exhibés. Et pourtant… L’emprise de l’illusion est plus grande que jamais. Les comédiens interprètent des personnages qui interprètent des comédiens qui interprètent des personnages qui pour certains interprètent des comédiens qui… En une fraction de seconde, les artistes changent de niveaux de fiction avec une précision et une justesse à toute épreuve. L’intrigue est si remarquablement ficelée, la pièce si brillamment interprétée que, même après la fin du spectacle, le public se questionne encore sur la nature de ce qu’il a vu et peine à distinguer le vrai du faux.

« Excellence, que cet homme soit un vrai pharmacien ou un faux, quelle importance ? » demande Campese dans la scène finale. Le théâtre montre les conditions de vie, les motivations et les actions des êtres humains de telle manière que nous puissions mieux les comprendre. Il nous apprend la vie, affirme le directeur de troupe. Telle est son utilité publique, tel est son rôle social. Mais la mise en scène d’Anne Bisang ne se contente pas de se défendre, elle réplique aussi, avec les armes du théâtre, aux blessures infligées. Nombreuses sont les allusions aux mesures sanitaires imposées aux lieux culturels durant la crise : « Port du casque obligatoire », gel hydroalcoolique, QR-codes en masse. La confusion provoquée par les consignes contradictoires est représentée par la pose, sur les parois, de flèches indiquant des directions opposées, panneaux fréquemment retournés dans un sens, puis dans l’autre de manière tout à fait aléatoire. Et ce n’est pas là la seule actualisation politique de la pièce entreprise par l’équipe du TPR, l’IVG et l’opposition entre croyance et science sont autant d’autres thèmes abordés dans cette adaptation engagée.

L’Art de la comédie est un travail d’orfèvre à tous points de vue. A la fois un acte de résistance, une célébration et une démonstration de la puissance de l’art. Et lorsqu’une comédienne avance vers le public pour lui demander de se manifester s’il croit en l’utilité publique du théâtre, toutes les mains se lèvent dans une vague. Nous sommes d’accord. Nous faisons du théâtre notre essentiel.