Les rôles de notre vie

Par Noémie Jeannet

Une critique sur le spectacle :

Je suis devenue ma vérité/ D’après la pièce Introspection de Peter Handke / Mise en scène par Sarah Eltschinger / Équilibre Nuithonie / du 08 au 12 décembre / Plus d’infos.

© Pierre-Yves Massot

Sarah Eltschinger met en scène un texte de Peter Handke relatant l’histoire d’Anna, une femme ayant vécu un accident de voiture. Se retrouvant aux portes de la mort, celle-ci s’interroge sur sa vie dans un long monologue introspectif. Deux comédiennes incarnent ce personnage aux multiples identités. Bien que la mise en scène soit en cohérence avec le message du texte, le rythme lent du spectacle provoque un effet de pesanteur.

Le titre de la pièce originale, Selbstbezichtigung (« auto-accusation ») indique déjà dans quel sens le récit d’Anna va se diriger. En effet, il s’agit d’une liste d’injonctions sociétales qu’Anna a subies tout au long de sa vie, récitées par une première comédienne, Prune Beuchat puis par une seconde, Délia Krayenbühl, représentant une autre facette de l’identité d’Anna. Celle-ci semble plus affirmée, plus courageuse. A elles deux, elles récitent les regrets d’une vie passée. L’agacement se fait ressentir entre elles. Néanmoins, elles se rendent progressivement compte qu’elles représentent une et même personne. En effet, au début, Anna fuit, physiquement, ce nouveau personnage qui la suit. Son regard est également fuyant. A la fin, elles semblent se réconcilier, elles se regardent plus tendrement, leurs corps se rapprochent. Le texte est aussi prononcé de façon plus douce et joyeuse. La chanson entonnée à l’unisson par les deux comédiennes nous convainc définitivement de la réconciliation entre les deux identités d’Anna.

Le jeu de lumière amène au spectacle une atmosphère en symbiose avec le texte. Au début, les phares de la voiture qui a provoqué l’accident d’Anna éclairent les spectateurs de plein fouet. On en est presque éblouis. Le reste de l’espace scénique est complètement plongé dans le noir. Anna est allongée par terre. Elle commence très lentement à se lever, récitant des phrases courtes faisant allusion à son enfance et à ses premières heures sur terre. Les débuts de phrases se répètent : « je me souviens », par exemple, décliné dix fois de suite. La scène est toujours plongée dans le noir. La comédienne se déplace, on la suit par le son de sa voix. La deuxième surgit d’entre les phares de voiture. Puis la lumière se fait grâce à des projecteurs installés de chaque côté de la scène sous lesquels se tiennent les deux femmes. Lors de leur face-à-face, des voix comme étouffées semblent émaner des personnes dans le réel qui s’affolent autour du corps d’Anna. On sent qu’Anna prend conscience de sa situation. Pas par ses mots, mais par ses expressions faciales exprimant une certaine angoisse. Le texte continue, quoiqu’il arrive, à lister tous les regrets, toutes les colères du personnage. Des lumières rouges s’allument. On comprend que c’est la fin pour Anna. Et puis, une lumière bleue, une musique sainte. Est-elle arrivée au paradis ?

L’espace scénique symbolise l’intérieur psychologique d’Anna. On le comprend notamment par les lumières qui semblent suivre les humeurs changeantes du personnage : lorsqu’elle semble se réconcilier avec sa deuxième identité, les lumières deviennent plus claires. Les deux personnages rappellent à quel point nous sommes composés de plusieurs identités dictées par la société. La confrontation des deux figures incarnant Anna montre bien à quel point, en tant qu’individu, nous devons endosser des identités différentes selon la situation vécue. L’ambiance lourde provoquée par la lumière et les bruitages inquiétants puis les silences, ainsi que la lenteur du début amènent un ton encore plus angoissant au spectacle.

La mise en scène de Sarah Eltschinger est ambitieuse. Amener à la scène un texte aussi « répétitif » que celui de Paul Handke reste un défi. Elle parvient à souligner le poids que les normes de la société peuvent avoir sur l’être humain. On en sort perturbé, voire tendu et même un peu déprimé. Le rythme lent de la représentation alourdit le sujet sans provoquer une quelconque introspection en miroir chez le spectateur. On perd le fil de ce long monologue, l’attention se focalise alors sur les expressions des comédiennes, ou le jeu de lumière mis en place. De plus, les déplacements sont rares, les comédiennes restent assez statiques, même si Délia Krayenbühl s’aventure dans quelques mouvements plus dansants qui amènent un peu de légèreté à la pièce. Dommage que ceux-ci ne soient pas plus nombreux, car ils font du bien et allègent l’ambiance générale du spectacle, dont on sort écrasé.