Lorsque jouer prend tout son sens

Par Johanna Codourey

Une critique sur le spectacle :
Boucle d’or 2021 / Mise en scène par Alain Borek / Théâtre de Vidy / du 15 au 19 juin 2021 / Plus d’infos

© Philippe Weissbrodt

On connaît Boucle d’or, petite fille perdue qui trouve refuge chez une famille d’ours. Dans le conte, elle boit le petit bol de chocolat sur la table, casse la petite chaise et s’endort sur le petit lit. La famille ours revient et, trouvant la jeune fille endormie, la tue, l’effraie, ou la gronde gentiment, selon les versions. La moralité est claire : mieux vaut respecter l’intimité des autres. Mais si on étendait les murs de la maison à ceux d’un pays ? Boucle d’or pourrait-elle devenir une migrante illégale lambda ? Alain Borek se réapproprie ici l’histoire originale pour exposer les différentes attitudes face à la migration. Laissant au public la possibilité de choisir le déroulement de la rencontre entre Boucle d’Or et le petit ours, il le confronte à un jeu très ludique, mais aussi à la réalité de ses choix politiques.

La voilà (Marion Chabloz) qui marche dans une forêt numérique. Derrière elle, c’est un écran géant qui sert de décor. Un unique cube noir occupe le plateau. Très vite, le public entre dans le jeu : lorsqu’elle croise la police, l’éclairage change et une proposition s’affiche à l’écran : doit-elle se méfier ou avoir confiance ? La scène devient un vrai jeu vidéo avec l’entrée de l’ « interface », incarnée par Alain Borek en complet rouge et à la voix déformée, mécanique et réverbérée. Il se présente à l’auditoire pour lui expliquer les règles : la carte composée de deux formes aux couleurs différentes procurée à l’entrée du spectacle servira à donner son opinion, à l’image d’un vote de match d’impro, et sera comptabilisée par ce maître du jeu, tandis que le personnage attendra le verdict en faisant du sur place, oscillant, comme mis en pause. Cette illusion de jeu vidéo est encore accentuée par des dialogues minimaux, rappelant tout à fait les courts interludes où le joueur attend la prochaine étape, et par une projection 2D de personnages graphiques qui apparaît lorsque les deux protagonistes entrent dans la maison et y opèrent les actions du conte, qui ne sont ainsi pas incarnées sur scène.

Alors nous jouons. Nous jouons la rencontre entre le petit ours (Baptiste Gilliéron), rentré plus tôt, et Boucle d’or. Nous choisissons de faire « dire la vérité » à Boucle d’or, de « comprendre » ses raisons, de « refuser » la proposition de dormir dans le lit du protagoniste et voilà que la fin s’affiche : nous avons condamné Boucle d’or à la clandestinité, mot écrit en grand sur l’écran. La réalité frappe après ces choix en partie aléatoires et naïfs du public. Modifiant le dispositif pour que les choix de développement narratif correspondent à présent délibérément à la politique d’accueil de la salle, Alain Borek sensibilise ludiquement à la cause migratoire. Les décisions envisagées selon une perspective unique ou estimées à tort sans conséquences finissent par mener à une réponse inattendue. À l’air du numérique, passer par l’esthétique du jeu vidéo pour donner au théâtre une dimension politique rejoint la fameuse alliance du delectatio et de l’utilitas.

Nous réitérons trois fois l’expérience. La deuxième fois, il s’agit de reprendre étape par étape le fil de la narration là où les deux protagonistes se rencontrent. La troisième et dernière fois, un.e spectatrice au hasard décide de la trame en choisissant un titre de fin : « la chasse à l’ours », par exemple. Les deux comédien.ne.s réalisent un vrai tour de force en reprenant le texte chaque fois différemment pour mener à l’une des quatorze fins possibles. En fin de parcours, le théâtre reprend la main sur le jeu vidéo en dévoilant les fausses coulisses et en rappelant les comédiens à la place des avatars.

Toutes ces fins, cependant, interrogent le spectateur : il n’y a pas de solution miracle à la question de la migration. Le jeu renvoie ainsi aussi à la réalité où nos décisions s’accompagnent de leur lot de questions.