Villa du glandouillage

Par Michaël Rolli

Une critique sur le spectacle :
Villa Dolorosa / Texte de Rebekka Kricheldorf / Mise en scène de Guillaume Béguin / Scénographie de Sylvie Kleiber / Captation au Poche/GVE en octobre 2015, repris au Théâtre Vidy du 9 au 18 février 2016 / Plus d’infos

© Samuel Rubio

Entre dialogues acerbes, rires, cris et « glandouillage », Guillaume Béguin nous invite à voir un ennui plein de vie. Villa Dolorosa de Rebekka Kricheldorf est mené avec énergie par un plateau de six excellents comédiens. Cette satire sociale, adaptation des Trois sœurs de Tchekhov dans une Allemagne contemporaine, est une richesse d’écriture et d’interprétation.

 Le metteur en scène lausannois Guillaume Béguin poursuit sa recherche sur la représentation des relations humaines et du malaise identitaire avec Villa Dolorosa de la jeune dramaturge allemande Rebekka Kricheldorf. Peu représentée en Suisse romande, l’autrice, née en 1974, est considérée comme l’une des dramaturges les plus talentueuses de la nouvelle génération de la scène allemande. Avec déjà plus d’une trentaine de pièces, Kricheldorf revisite les classiques du théâtre occidental, mais aussi les textes plus anciens, comme les contes et les mythes, en les intégrant dans notre monde contemporain. Ici, elle revisite avec une langue corrosive et sarcastique Les Trois sœurs d’Anton Tchekhov, en plaçant les trois protagonistes dans une Allemagne moderne et rock’n’roll.

« Je déclare le glandouillage comme une activité génératrice de sens ». Dans une esthétique volontairement kitsch, Irina au caractère fort et empoté est assise sur son lit, devant un mur vert, à côté d’une chaise verte, près de cadres sans verre et de bouteilles en verre vert vides. À gauche, Olga, figure matriarcale, est debout avec une stature imposante, elle ne bouge presque pas. À droite, Macha, assise sur le cadre du lit, légère et amusée, tient son verre de champagne à la main. Elles fêtent le premier des trois anniversaires ratés d’Irina. Vingt-huit, vingt-neuf et finalement trente ans, les années se succèdent dans trois actes différents qui se ressemblent tous : toujours les mêmes cadeaux, ce même samovar, ces mêmes chroniques du lycée Schiller, toujours les mêmes invités – qui ne le sont pas vraiment – et toujours les mêmes problèmes. Rien ne change, tout se ressemble.

Dans cet univers coloré et simple, les personnages de Tchekhov s’ennuient… encore. Olga pleure son rôle d’institutrice et de future directrice, Irina rêve d’une vie trépidante aux multiples découvertes et Macha espère un amour impossible avec le malheureux Georg. La répétition des péripéties, des cadeaux, des actions, mais aussi le décor qui ne change pas, ne sont que des illustrations de ce tournoiement et cette course lente dans un désespoir sans fin. Le texte cru et acerbe de Kricheldorf est bien mis en valeur dans cette interprétation. « J’ai une vie de merde, Macha », dit Georg. La vulgarité, la morosité et l’ironie caractérisent les paroles qui tombent en lambeaux, qui ne mènent à rien, dans une exagération de la perte de communication tchekhovienne. Les relations sont d’autant plus détériorées que le langage s’appauvrit, à l’images des répétitions des termes « chiants » et « ta gueule » qui rythment les trois actes.

La nostalgie et l’ennui, déjà caractéristiques de la pièce de l’auteur russe, sont, ici, encore plus marqués. « J’ai le chemin le plus long vers le cercueil » : la malheureuse Macha – cadette dans cette version – désespère de voir une fin à cet éternel ennui, comme si après avoir joué la version russe, elle recommençait l’histoire en version allemande.

« Je suis un singe qui dysfonctionne » : hurle Irina dans un excès de colère. L’esthétique des spectacles de Guillaume Béguin se retrouve dans cette vibration intense entre humanité et bestialité, sincérité et grotesque, instants de douceur et hurlements. Le jeu de Tiphanie Bovay-Klameth (Irina) est brillant et volontairement inélégant ; aux allures de déesse grecque potiche, elle incarne une jeune adulte, étudiante en mal d’actions :« Tout est chiant et tout le monde est chiant ». Les trois sœurs s’enferment dans leur cocon familial, en espérant vainement pouvoir en sortir. Olga (Caroline Gasser) a une droiture imposante et une élocution douce mais affirmative, drôlement agaçante. En face, il y a la légèreté et l’énergie de Macha (Lara Khattabi), qui espère le grand amour. Dans ce portrait de famille aux accents acerbes, le personnage du frère, auteur sans succès, est ici emporté avec bravoure par la jeunesse animale du comédien genevois Matteo Zimmermann. Et que seraient les Trois sœurs sans l’acide belle-sœur ? Jeannine (Nastassja Tanner) – qui est une adaptation de la Natacha de Tchekhov – s’emballe dans un amour d’adolescent, dans lequel le bonheur mourra bien vite. On retient la justesse de son jeu dans ses excès de colère et d’amour tendre.

Guillaume Béguin reprend le texte de Rebekka Kricheldorf avec un souffle printanier, plaçant les trois sœurs dans un jardin de ronces, dans lequel les personnages sont mus par un désir de plaire et de briller. Villa Dolorosa est cet after de soirée auquel on ne veut pas assister, mais dans lequel on est coincé. C’est une triste comédie brillamment grotesque qui nous est proposée. Il ne nous reste plus qu’à nous servir du champagne et à profiter.