Poulpe, plus que poulpe

Par Frédérique Sautin

Une critique sur le spectacle :
Temple du présent – Solo pour octopus / Création et mise en scène par Stefan Kaegi (Rimini Protokoll), en collaboration avec ShanjuLab / Théâtre de Vidy / Février 2021 / Captation vidéo : 7 janvier 2021 (Spectacle programmé initialement du 8-21 janvier 2021) / Plus d’infos

© Philippe Weissbrodt

Le théâtre de Vidy et ShanjuLab (Laboratoire de recherche théâtrale sur la présence animale) poursuivent leur collaboration avec un nouveau spectacle de Stefan Kaegi (Rimini Protokoll), qui met en présence un poulpe et sa partenaire humaine. Pas de véritable solo, mais un duo expérimental entre un animal et une femme qui, une heure durant, propose une réflexion scientifique, poétique, éthique et philosophique qui interroge tout autant le spectacle vivant que le spectacle du vivant.

Sur la scène : un aquarium et à l’intérieur un poulpe. Ce poulpe est en fait une femelle, elle vient de la Méditerranée où elle a été sauvée du circuit alimentaire, et sa provenance est devenue son nom de scène : Sète. La poulpe joue avec la comédienne et « soigneuse » du ShanjuLab (Nathalie Küttel) qui ne l’a pas dressée, mais a su établir une relation de confiance et de complicité avec ce mollusque surdoué et réputé asocial, au fil de leurs « répétitions ». Au centre de la scène, l’humaine va donc interagir avec l’animale, par étapes programmées, minutées, en stimulant tous ses sens, sur le mode sollicitations-réactions. Le cadre est certes réglé, mais comme la pieuvre est imprévisible, le déroulement varie d’une représentation à l’autre et cela constitue aussi un enjeu du spectacle. Près de l’aquarium, une caméra filme l’animal au plus près. A l’arrière-scène, quelques remarques, informations et hypothèses notées par un observateur hors-champ vont s’inscrire, sur un fond d’écran, en direct et à intervalles réguliers, au fur et à mesure de l’expérimentation. En complément de ce protocole d’observation, des entretiens audio réalisés avec des expert.e.s en sciences naturelles et sciences humaines, retransmis en fond sonore, éclairent un stimulant questionnement chez le spectateur.

21h10. Sète nage dans l’eau de l’aquarium par de lents déplacements, dirigeant ses huit tentacules, munies chacune d’un cerveau indépendant, de la surface vers le fond, glissant sur les vitres et les roches, sans se soucier de nous. Voix off : « Je vois quelque chose, c’est comme une danse, (…) peut-être que ce n’est pas seulement une fonction motrice mais un langage (…) ». Le spectateur muni, lui, d’un seul cerveau central est d’abord fasciné par ce céphalopode au corps mou et souple, intrigué par sa capacité de camouflage et d’adaptation, amusé par son comportement facétieux.

21h23. Nathalie approche son visage de l’aquarium, puis applique et pose ses mains contre les vitres. Sète se rapproche à son tour et agite ses tentacules : elle reconnaît la soigneuse, elle change de couleur, elle entre visuellement en contact.

21h28. Mentions écrites : Musique : elle n’a pas d’ouïe. Est-ce qu’elle perçoit la musique autrement ? Est-ce que Sète entend, « à sa façon », la bande-son du spectacle composée de musique digitale, de voix humaines, de bruits de plage, d’extraits filmiques ; un conglomérat sonore opaque incessant, ponctué de notes claires et aquatiques, comme pour nous rappeler que le silence de la mer n’existe pas ?

21h32. On va peut-être pouvoir compter sa respiration. Normalement elle est très calme pendant cette lecture. Nathalie se plante devant un micro pour une lecture à haute voix d’un extrait de la Deuxième Elégie de Duino de Rainer Maria Rilke. Nous vivons un moment spirituel et grave. Est-ce que Sète est sensible au plaisir du texte ou au grain de la voix ?… A qui s’adresse ce message poético-écologique (« …car nous, quand nous sentons, nous nous dissipons à mesure… ») ? Qui est ce « nous » ? Un « nous » commun  aquatique et terrestre, alors que nous sommes, d’une part, si éloignés dans la longue histoire de l’évolution des espèces et, d’autre part, si proches aujourd’hui dans nos existences fragiles ?

21h40. Après les stimuli visuels et auditifs, il est temps, à mi-parcours de l’expérimentation, de franchir une nouvelle étape dans la rencontre : Nathalie soulève les couvercles de l’aquarium, glisse ses mains dans l’eau, puis une partie de son visage ; son front, son nez. Le poulpe caresse ses cheveux, s’enroule autour de ses doigts. Toucher, odorat, goût. On dirait qu’elle veut goûter Nathalie avec ses ventouses.

On dirait. L’observateur utilise sciemment un modalisateur de discours subjectif, le contraire d’un discours savant.

L’interaction homme-animal n’a pas pour objectif la vulgarisation scientifique (même si l’on apprend beaucoup sur les spécificités anatomiques et sur les capacités cognitives du céphalopode) mais l’expérience de l’ouverture à l’Autre, de la curiosité réciproque, de l’empathie : « Je vois que je suis l’autre de l’autre. »

On dirait que tu serais une poulpe et qu’on jouerait ensemble, toi et moi, à cache-cache, à faire des bulles. Ce jeu enfantin et affectif ravit, par ailleurs, notre tendance anthropomorphique.

21h44. Crachat. Veut-elle repousser Nathalie et fixer ses propres règles ? Mettre fin à l’interaction ? Porosité des mondes.

Est-ce que Sète s’émancipe (comme on dirait d’un acteur qu’il « sort » de son rôle), ou est-ce qu’elle communique joyeusement avec Nathalie en l’éclaboussant ? Ou bien les deux à la fois ? L’observateur, sorte de double du spectateur, projette des interprétations humaines sur ces réactions animales, sans réussir à saisir véritablement les émotions et les intentions de la poulpe. C’est très justement et selon les mots du metteur en scène : « une tentative de rencontre inter-espèces ».

21h58. Sète a mordu Nathalie mais pas trop fort semble-t-il.

Est-ce que Sète aimerait être ailleurs, car, finalement, elle n’a pas demandé à être là ? Est-ce que le fait de l’avoir sauvée suffit à justifier sa captivité ? Autant de questions que se sont posées les équipes artistiques de Vidy et les équipes animalières du ShanjuLab, confrontées à un légitime dilemme sur le bien-être animal dans un tel projet théâtral.

Il n’y a bien évidemment aucune intention de maltraitance animale dans ce spectacle : Nathalie Küttel se sent responsable de Sète, elle a tissé des liens avec elle, elle ne la manipule pas tel un objet, elle la considère, au contraire, comme un sujet singulier à forte personnalité. Un sujet vivant qu’elle souhaiterait rendre visible et sensible. Sète, comme sa congénère Agde qui joue en alternance, sera bientôt relâchée. Après un bref passage au théâtre, elle pourra enfin quitter le confinement de l’aquarium pour rejoindre son milieu naturel…

En 2018, Vidy et ShanjuLab avaient déjà collaboré pour HATE-tentative de duo d’une femme et d’un cheval de et avec Laetitia Dosch. Stefan Kaegi, quant à lui, avait déjà, avant ce Solo pour octopus, créé des spectacles avec des animaux : des cochons d’Inde (Europa tanzt, Vienne, 2001) et des sauterelles (Heuschrecken, Zürich, 2010), mais en grand nombre. Le metteur en scène partage avec ShanjuLab ce désir, d’« enquêter en cohabitant avec les animaux », en articulant les disciplines (ShanjuLab collabore régulièrement avec la philosophe Vinciane Despret qui a animé de nombreuses conférences entre Vidy et l’Université de Lausanne). Temple du présent présente une pensée polymorphe en mouvement et nous invite à une fascinante rencontre entre êtres vivants : « L’humain est une sorte d’erreur de l’évolution qui a perdu l’instinct et un certain accès au présent. » Pendant une heure au moins, nous aurons bien été là, en pleine présence, et nous aurons ressenti ce que Rilke nomme (dans sa Deuxième Elégie de Duino) « une vague du cœur, neuve, chaude, évasive »…