Une catastrophe aux mille facettes

Par Judith Marchal

Une critique sur le spectacle :
Peer, ou nous ne monterons pas Peer Gynt / Concept et mise en scène de Fabrice Gorgerat / La Grange de Dorigny / du 25 au 29 février 2020 / Plus d’infos

© Fabrice Ducrest

À la fin du mois de février, Fabrice Gorgerat présentait sa dernière création à la Grange de Dorigny. En se basant sur un texte d’Henrik Ibsen, le metteur en scène confronte son public à l’urgence climatique.

La catastrophe, voilà un sujet qui semble inspirer Fabrice Gorgerat et sa compagnie Jours tranquilles. Depuis une dizaine d’années, avec l’aide de scientifiques, comme l’anthropologue Yoann Moreau ou le biologiste Alain Kaufmann, la troupe réinterprète les classiques pour les confronter aux problèmes actuels de l’anthropocène. Ainsi, par exemple, l’accident de Fukushima fut-il comparé à la violence de Médée dans Médée/Fukushima en 2013 et l’ouragan Katrina entrait-il en résonnance avec un Tramway nommé désir dans Blanche/Katrina en 2018. Avec Peer ou, nous ne monterons pas Peer Gynt, l’équipe se concentre aujourd’hui sur les bouleversements quotidiens dus au changement climatique.

Ici, le Peer Gynt de l’auteur norvégien se transforme en antihéros de l’écologie. Seules certaines parties de la pièce originale sont néanmoins conservées, comme l’oraison funèbre d’un personnage surnommé le « guerrier tranquille », « double inversé de Peer Gynt », qui a préféré rester chez lui pour travailler sa terre au lieu s’engager dans de grandes aventures.

Sans véritable linéarité, le spectacle présente une succession discontinue d’actions, à l’image du reste de l’enchaînement des épisodes dans le drame initiatique original. Impossible, donc, de résumer le spectacle sous la forme d’une « histoire ». Débutant par des discussions d’une famille paysanne frappée à la fois par la globalisation et par l’altération des écosystèmes – scène basée sur le documentaire La Vie moderne de Raymond Depardon (2008) –, le spectacle présente une suite de séquences apparemment indépendantes les uns des autres, à mi-chemin entre la performance et l’installation.

Sous les poutres de la Grange de Dorigny, une odeur apaisante d’encens accueille les spectatrices et spectateurs qui s’installent. Sur scène, beaucoup d’éléments évoquent un temple du bien-être : lumière chaude et tamisée, fleurs séchées, bougies et branches de bouleau. Une scénographie dans laquelle va se concentrer tout le sens – plus métaphorique que narratif – du spectacle. C’est un véritable tableau vivant qui évolue et se transforme devant les yeux du public. Tables et morceaux de bois sont déplacés d’une zone à l’autre du plateau, des installations lumineuses prennent forme ici ou là, tandis qu’un petit système hydraulique est mis en place pour créer un bassin qui se remplit petit à petit.

Aucun personnage n’est véritablement tenu pendant la durée du spectacle. Catherine Travelletti passe ainsi du rôle de danseuse à celui de chanteuse (entonnant un refrain sur Bolsonaro en portugais), en passant par celui d’une chroniqueuse radio annonçant un bulletin astrologique. Mathieu Montanier raconte différentes versions de la mort de sa mère de manière absurde, sur un ton simple et sincère avant de revêtir le manteau de fourrure de Peer. Fiamma Camesi, dans le même costume, joue la mère de celui-ci, entre autres incarnations de troll ou de cuisinière tentée par le lait végétal. Le chanteur Albert Khoza tient, quant à lui, un rôle tout à fait particulier : il observe ce qui se déroule, souvent sceptique ou surpris par les différentes énergies qui l’entourent. S’exprimant uniquement en anglais, et se faisant à l’occasion traduire des répliques, il se charge d’interludes musicaux enivrants en enregistrant sa voix à l’aide d’une Loop Station. Et puis il y a Mathilde Aubineau, qui ne dit mot durant toute la représentation. Peu voyante mais essentielle au bon fonctionnement du spectacle, elle tient le rôle de constructrice, installe, déplace ou réajuste les différents éléments de la scénographie.

Loin d’offrir une vision apocalyptique du monde, Fabrice Gorgerat laisse au contraire poindre une lueur d’espoir. Les cinq interprètes assemblent les morceaux restants d’une planète détruite pour en constituer un ensemble harmonieux qui finit par fonctionner. La catastrophe est en réalité déjà arrivée, à nous de recoller les morceaux pour une construction nouvelle.