Micro troubles dans la ville

Par Judith Marchal

Une critique sur le spectacle :
Invisible / Imaginé par Yan Duyvendak / Co-écriture par 32 auteurs / du 9 octobre 2019 au 28 mars 2020 / Plus d’infos

© Niels Knelis Meijer

A Genève, Yan Duyvendak propose une performance qui brise discrètement les règles de la bienséance. Une expérience immersive et ludique, dont les principaux acteurs et actrices ne sont autre que les membres du public.

Se lancer dans un jeu urbain pour semer quelques troubles infimes au sein de l’ordre public, telle est l’expérience que les spectateurs et spectatrices d’Invisible sont invités à vivre. Présentée à la Comédie de Genève, cette performance imaginée par Yan Duyvendak suscite la confusion : en pénétrant dans l’enceinte de la Comédie, le public ne s’apprête pas à voir un spectacle. Il va le vivre. Mieux, il va en devenir l’acteur principal.

Issu d’un projet de recherche soutenu par le Fonds national suisse, effectué entre autres à la Manufacture et portant sur l’observation et l’activisme politique, l’élaboration du jeu prend forme lors de workshops réalisés en 2019 aux Pays-Bas, en Inde et en Serbie. Un travail collectif de trente-deux personnes, comptant en partie des artistes, mais aussi des citoyens et citoyennes aux activités professionnelles variées. Les règles d’Invisible se fondent sur différents postulats sociologiques et artistiques, parmi lesquels se trouve notamment l’idée de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, selon laquelle l’observateur devient partie intégrante de l’observé et que tous deux se trouvent irrémédiablement transformés par l’observation.

Divisés en deux équipes, les spect-actrices et spectat-acteurs se retrouvent dans un lieu «invisible» de la Comédie avant d’être réunis dans un groupe WhatsApp. Après trente minutes d’explication et de description des consignes, le jeu peut commencer. Les équipes s’éparpillent dans les rues genevoises pour réaliser quatre actions – qui ne seront pas révélées dans ces lignes – dans différents lieux publics. Durant deux heures, chaque groupe contribue à modifier subtilement son environnement par de petits gestes. La discrétion demeure la règle d’or des missions, afin que leur réalisation soit quasiment – mais quasiment seulement – imperceptible pour le monde alentour.

Agacements, amusements ou regards interloqués : l’excitation est à son comble lorsque l’infime action provoque des réactions. Une cohésion de groupe s’installe rapidement et l’euphorie provoquée par le partage d’un secret commun contribue à l’aspect malicieusement jubilatoire de l’expérience. Et si la transgression des normes comportementales suscite par moment un certain malaise, elle se trouve rapidement effacée par le soutien du collectif. Le groupe observe et écoute, à l’affut de la moindre altération, confirmation ultime d’une opération réussie.

Une fois la dernière action accomplie, retour à la Comédie pour un débriefing autour d’un verre de vin. L’occasion pour les participantes et participantes d’échanger des anecdotes et de partager leur ressenti. L’heure est à la délectation d’une réussite commune, celle d’avoir changé le cours des choses. Et si les contraintes du jeu poussent à sortir de sa zone de confort et à briser certaines règles sociales de manière relativement inconfortable, c’est avant tout la satisfaction d’une sensation de liberté que l’on retiendra de cette après-midi.

Mission accomplie pour Invisible qui sème aussi bien le trouble dans la sphère publique que dans le for intérieur de chacun et chacune. Un jeu qui force à interroger toutes les limites invisibles qui bornent le quotidien. Alors qu’il s’amuse à brouiller la frontière entre l’acteur et le spectateur, le projet de Yan Duyvendak offre une manière amusante et collective de lâcher prise en brisant subtilement les codes du savoir-vivre.

En sortant du théâtre, la partie n’est pas finie. La possibilité d’agir directement sur le monde semble désormais à portée de main. Et pour se lancer, deux modes d’emploi d’actions sont offerts en guise de bonus. Des scénarios à tenter à n’importe quel moment, et peut-être qu’une autre participante, un autre participant inconnu suivra alors le mouvement…