Pour “un public de crevards”

Par Sacha Toupance

Une critique sur le spectacle :
Jusque dans vos bras / Texte issu d’improvisations des acteurs / Mise en scène de Jean-Christophe Meurisse / Théâtre de Vidy / du 27 au 30 novembre 2018 / Plus d’infos

© Loll Willems

Jusque dans vos bras joue sur le terrain du subversif. Enragés par l’énergie du moment présent et portés par l’improvisation, les Chiens de Navarre se nourrissent de l’actualité politique française et aboient sur ses plus grandes absurdités. Dans des concerts de rires, les acteurs font éclater décors et vraisemblance, sans jamais s’embarrasser d’une quelconque limite.

Jusque dans vos bras est la huitième création des Chiens de Navarre, une compagnie en mouvement depuis onze ans maintenant. C’est avec une véritable rage qu’ils prennent possession du Théâtre de Vidy, et il n’est pas question pour le public de rester à distance. Le contrat est établi dès le départ, lorsque l’un des acteurs surgit de la brume pour adresser au public une sorte d’avant-propos. Très vite, le spectateur se trouve malmené par un humour acéré auquel il fait bien de s’acclimater au plus vite, car tout le spectacle mise sur une interaction constante avec le public.

La représentation s’ouvre sur une séquence inaugurale grandiose. La scène – une vaste pelouse naturelle – est investie par un rassemblement funéraire. Une jeune femme, désespérément accrochée à un cercueil sur lequel gît un fier drapeau français, hurle à s’en déchirer la voix. Sur les célèbres notes des Beatles, All we need is Love, le cortège funèbre sombre dans une fureur générale. Tous prennent part à une rixe féroce.

C’est le début d’un enchaînement rock and roll de petites scènes qui prennent place sur cette même pelouse, dans des décors sans cesse remodelés et bien souvent explosés. L’obscène ne tarde pas à s’imposer, que ce soit au premier plan ou, dans la première scène, par les acrobaties vulgaires d’un homme nu en arrière-plan. Une multiplicité de scènes qui, sans être agencées en une histoire, sont toutes placées sous la thématique de l’identité. C’est d’une actualité brûlante que se revendiquent les Chiens, dans un cocktail explosif de références historiques et de clins d’œil à l’actualité. Qu’est-ce que la France ? Quelles sont ses incarnations ? Qu’est-ce que cela signifie, être français ? Pour faire l’introspection de cette identité française sont invoquées de multiples figures folkloriques, travesties, ridiculisées, modernisées, dans un mélange absurde et anachronique. De Marie-Antoinette à (Brahim) de Gaulle, en passant par Obélix et Jeanne d’Arc, le vraisemblable n’est jamais une contrainte. Par les codes du stand-up, à travers des dialogues loufoques et un usage maîtrisé de la satire sociale, le rire ne cesse d’être sollicité.

Si ce rire est parfois strictement tributaire d’un déguisement ou d’une absurdité évidente, il est aussi souvent satirique. Des moments issus de la vie quotidienne sont l’occasion de portraits, dans lesquels nous reconnaissons de tristes vérités – du moins pendant les premières minutes. Car comme l’annonçait la première scène, tout est voué à l’éclatement et à l’absurde. Le discours politique ne manque pas de s’insinuer dans chaque parole et dans chaque geste, sans jamais parvenir à gagner une quelconque crédibilité. On rit du « veut bien faire » comme du plus radical je-m’en-foutiste. Des discours absurdement enragés aux litanies ridicules, des bonnes actions aux paroles déplacées, on rit de l’humain qui tente de produire du sens dans cette « époque particulière ». L’identité n’apparaît alors que comme une construction, subjective et constamment mise à mal.

Le spectacle est le résultat d’un travail d’improvisation où rien ne semble figé. Les acteurs se nourrissent sans cesse d’une énergie nouvelle, ce qui rend chaque instant éminemment électrique. La caricature triomphe avec une sinistre justesse. L’improvisation lui donne un naturel déconcertant. Elle permet également au comique d’épouser le contexte de la représentation par des railleries ici bien pensées sur la ville de Lausanne et sur le peuple suisse. Jusque dans vos bras nous fait la promesse d’une éternelle actualité.