C’était bien là, non ?

Par Amina Gudzevic

Une critique sur le spectacle :
Digressions et autres détours avant de jouer / Ève Bonfanti & Yves Hunstad / Le Reflet Théâtre de Vevey / du 13 au 14 décembre 2018 / Plus d’infos

© Christian Rouaud

Digressions et autres détours avant de jouer s’apparente à un voyage dont la destination nous est inconnue. Ève Bonfanti et Yves Hunstad ne cassent pas le quatrième mur : il n’a, dans ce spectacle, jamais existé. Ce duo, à la fois touchant et amusant, bouscule les codes et nous transporte dans un univers où à peine la frontière entre la fiction et la réalité est établie qu’elle semble se déconstruire.

Ève Bonfanti et Yves Hunstad se rencontrent il y trente ans et fondent leur compagnie La Fabrique Imaginaire à Bruxelles. Depuis ce jour, c’est à quatre mains qu’ils conçoivent leurs spectacles : une création de couple minutieuse dans laquelle s’insère l’illusion d’une réalité qui ne peut survivre que dans l’imaginaire. Leur œuvre vacille entre jeu et hors jeu au sein des histoires qu’ils inventent.  Digressions et autres détours avant de jouer a été conçu pour être joué avant ou après la projection du film Le Plaisir du désordre, documentaire réalisé par Christian Rouaud sur le travail de La Fabrique Imaginaire. Néanmoins, le spectateur n’ayant pu assister à la projection ne se sent pas lésé lors de la représentation. On y entrevoit un travail tissé de spectacle en spectacle, des créations qui se croisent et s’entrecroisent. Le mot « univers » prend tout son sens lorsque l’on comprend que chaque spectacle, chaque mot, chaque geste, s’inscrit dans la poursuite d’un travail de recherche où l’on questionne l’art théâtral dans sa forme la plus pure.

La pièce ne débute pas vraiment, et ne finit pas vraiment non plus. Il s’agit d’un comédien et d’une comédienne qui travaillent sans relâche à la création d’une pièce. Celle-ci relate l’histoire d’un écrivain en quête d’un personnage venu du cosmos. Les deux comédiens se sont engagés à jouer en ouverture d’un grand festival de théâtre contemporain, avant même d’avoir une version définitive de leur spectacle. C’est ainsi que, dans l’intimité du public de Vevey, l’envers du décor contamine la fiction. La poésie du texte fait étrangement écho aux moments de doutes et de remise en question. Au point qu’il devient parfois impossible d’identifier la fonction dans laquelle ils se trouvent. En effet, les deux protagonistes s’affranchissent du rôle figé, des catégories habituelles : ils sont, au sein-même du spectacle, à la fois les auteurs, les metteurs en scène et les comédiens et glissent en permanence d’un rôle à l’autre. Cette configuration remet également en question la place du spectateur qui devient, par l’alternance du regard qu’il porte à la fois sur le spectacle et sur les coulisses, complice de cette création. L’effacement des repères laisse un espace presque infini à l’imagination. C’est cette imagination qui, au théâtre, est primordiale : d’une leçon d’anatomie le spectacle glisse peu à peu vers une leçon d’ordre poétique.

La recherche constante,  thème central de l’œuvre,  souligne combien le théâtre est un art éphémère où chaque représentation est unique : la matière vivante est constamment en mouvement et pour cette raison elle ne peut être figée. Même dans ces moments que l’on pourrait qualifier de « réels », lors d’interventions du technicien, de discussions au sujet du décor, de l’écriture ou des déplacements, la poésie réside dans l’énergie englobant la scène et le public.  Ainsi le théâtre s’apparente au cosmos où chaque individu pénètre, aboli du temps et de l’espace, l’instant d’une représentation.

C’est donc à cheval entre la représentation et la répétition qu’Ève Bonfanti et Yves Hunstad offrent une réflexion sur le processus de création, le tout est empreint d’un humour subtil et d’une présence sincère qui donne l’impression de partager un moment intime avec des amis et, l’instant d’après, d’être projeté dans une salle de spectacle.