Le manège des vanités

Par Julia Cela

Une critique sur le spectacle :
Quoi/Maintenant / Par le collectif Tg STAN / Théâtre Saint-Gervais / du 11 au 13 janvier 2018 / Plus d’infos

© Koenbroos

Pour la première fois, Tg STAN crée et joue entièrement en français, en donnant corps à deux textes : Dors mon petit enfant de Jon Fosse et Pièce en plastique de Marius von Mayenburg.

En guise d’invitation, les quatre personnages, encore indéfinis, debout face au public, s’adressent une série de syllogismes sibyllins : c’est Dors mon petit enfant de Jon Fosse. « Nous savons tout avant que ce soit dit, mais nous ne savons rien. Tout est rien. » Le spectacle est à faire : chacun connaît son rôle, tout en ne sachant jamais exactement ce qui adviendra dans les heures qui suivront. Soudain, les quatre comédiens se déplacent et s’affairent. Se dessinent alors des personnages, ceux de Pièce en plastique de Marius von Mayenburg.

Ulrike et Michael mènent une existence bourgeoise. La maison est confortable. Ils ont tous les deux un travail. L’un est médecin, l’autre l’assistante de l’artiste Haulupa. Ils ont un fils, Vincent, qu’ils ne comprennent pas. Un frigo plein. Des problèmes conjugaux. Des valeurs pour faire joli en société. Mais où est le seuil ? Que se passe-t-il, quand l’argent et les possessions cessent de donner du bonheur, quand on est débordé par habitude ? Comment savoir quand on a commencé à travailler plus pour passer moins de temps à la maison ? Quand remarque-t-on que nos convictions de gauche ne sont jamais des actes, mais un filtre à mettre à son miroir pour pouvoir se regarder en face ? Quand il est trop tard.

L’histoire commence alors qu’il est déjà trop tard. Seuls, Ulrike et Michael n’y arrivent plus. Ils engagent Jessica Schmidt pour faire le ménage et garder un œil sur leur enfant. A son arrivée, l’équilibre précaire des relations et des convictions bascule. Chacun reconnaît chez les autres ses propres tyrans et tous se défigurent : la bien-pensance devient racisme ordinaire, le confort devient pédanterie, la bienveillance devient intéressée et l’abnégation devient égocentrisme clinique.

Face à ce chaos, Jessica apparaît comme une figure écrasante de sérénité et de gentillesse, incarnée par un jeu de pure présence, brillant de simplicité. Les personnalités d’Ulrike et Michael sont comme grossies à la loupe par contraste avec le personnage de la femme de ménage. On a le temps de s’attarder sur chaque tare et chaque peur du couple. Ces effets de grossissements sont opérés par un jeu d’acteur grinçant de vraisemblance, qui nous tient dans cet étrange état, à mi-chemin entre l’amusement, le rire jaune et la gêne.

En guise d’accessoires, le strict minimum. Des verres à pieds, bouteilles de vin et autres ustensiles ménagers qui ne serviront qu’à donner à voir, avec plus de précision encore, chaque défaut de caractère. Ainsi, lorsque le personnage de Michael jette à terre une pleine assiette de pâtes, qui sera consciencieusement ramassée par Jessica, on ricane de voir les nouilles éparpillées sur le plateau nu, mais on grince des dents devant l’application de la jeune femme à ramasser avec peine les débris de ce simple caprice. On regrette immédiatement notre amusement, dans un sinistre effet d’aller-retour entre rire et malaise.

Quoi/Maintenant orchestre avec maestria l’expérience du rire coupable, en montrant par un jeu d’acteur criant de vérité le poison de la zone de confort, économique et relationnelle, où tout s’épuise à force de constance et de facilité. L’appartement devient la cage où l’on continue de vivre par peur, où l’on continue de manger par facilité. Les liens du mariage justifient la cruauté ordinaire du couple qui cherche un dernier sursaut de vie en s’entre-déchirant. On est face à un cruel miroir. On ferme les yeux par peur de se voir derrière le trait d’esprit. On serre les dents par peur d’avoir un jour prononcé certaines paroles avec la même légèreté.