Condamnés à leur liberté

Par Josefa Terribilini

Imaginer les lézards heureux / d’après le roman L’Île des condamnés de Stig Dagerman / mise en scène Ludovic Chazaud / par la Cie Jeanne Föhn / Théâtre La Grange de Dorigny / du 16 au 20 février 2016 / plus d’infos

©Francesca Palazzi
©Francesca Palazzi

« À quoi sert le désir de révolte quand on ne se révolte pas alors qu’on est rassasié ? » La culpabilité de l’Homme est au centre du questionnement sans fin de cette production de la Cie Jeanne Föhn, adaptée d’un roman de Stig Dagerman. Sur une île déserte, cinq naufragés et un papillon marin tournent et retournent la question de la liberté en présentant une version très sombre, pour ne pas dire obscure, de la nature humaine.

Comme un dessin d’enfant ou une construction lego, le plateau est un îlot, un amas de tapis synthétiques violets et de cubes en mousse vert néon, de flammes en plastique et de quelques bidons bleus : de l’eau potable, radeau futile qui ne repoussera que de quelques jours la mort inévitable. Paradoxalement, c’est lorsque celle-ci paraîtra imminente que les personnages seront les plus libres, du moins potentiellement. Plus de vain espoir, plus de chaînes aux pieds. Tout comme le sera la petite montagne en forme de parallélogramme, la possibilité d’une liberté pure sera enfin dévoilée. La saisiront-ils ?

Pour le moment les naufragés sont éparpillés autour d’un feu, ils dorment. Leurs rêves sont leur seule possibilité de mouvement. Rien ne se passe, ou presque. Ils ressassent leurs souvenirs, derniers abris contre cette liberté effrayante à laquelle leur exil les soumet, derniers récifs d’une condition sociale qui n’a plus lieu d’être et à laquelle, pourtant, on s’accroche tels des lézards sur un mur chaud. Parce qu’on a besoin de sens, d’un rôle, aussi superficiel soit-il. Et puis, bien sûr, parce qu’on a peur et que la peur nous replie sur nous-mêmes quand pourtant la solidarité serait la seule transcendance possible, nous explique une voix toute camusienne. De tirade monotone en tirade monotone, les personnages comblent un silence trop permissif dont ils ne sauraient jouir. Il faudrait pour cela faire face à leur absurdité d’êtres humains et accepter le silence. Et quand, au terme de la pièce, ce silence s’impose, quand la réalisation finale de cette absurdité fondamentale est énoncée, alors le poids de leur lucidité est insupportable. « Ah ! ». Et puis noir.

« Trop tripoter la vérité du monde »

C’est en 1946 que l’auteur suédois Stig Dagerman publie L’île des condamnés. Alors âgé de vingt-trois ans, il rêve de fraternité dans un contexte de guerre froide. Sa jeunesse révoltée explique donc peut-être certaines lourdeurs de la pièce, tirée d’une œuvre aux accents existentialistes qui ne cesse de nous rappeler Camus, Sartre ou Beckett ; l’absurdité de l’existence et sa prise de conscience, la culpabilité de l’Homme et l’importance de ses choix, le rôle des autres, le sien propre. Tous ces questionnements qui résonnent encore dans un monde post-moderne désabusé et que la pièce tente de faire résonner, une fois encore.

Or pourquoi refaire de façon complexe ce qui maintes fois déjà a été présenté avec clarté ? Dans ce huis clos sur île déserte, rien n’émerge de vraiment neuf, si ce n’est une scénographie atypique et bien pensée : les décors multifonctionnels aux couleurs irréelles ajoutent en effet au côté onirique du spectacle. Les interventions enfantines à tendance humoristiques s’accordant à ce cadre onirique, telles la petite vague à visage humain surgissant entre les scènes ou les chansons interprétées naïvement par les comédiens, nous laissent en revanche quelque peu interloqués. Certes, il s’agit probablement de renforcer l’absurdité de l’existence de ces représentants du genre humain, mais est-il nécessaire d’en appuyer ainsi le trait ? Bref, on se fatigue rapidement, et, alors qu’on tentait de suivre le fil de ce flot de paroles, condamnés à interroger, avec les naufragés, le poids de leur liberté, on abandonne le navire.