Emancipation trail

Par Fanny Utiger

Wild West Women / de Caroline Le Forestier / par Le Théâtre de l’Ecrou et Solentiname / mise en scène Augustin Bécard / Théâtre de La Grange de Dorigny / du 10 au 12 décembre 2015 / plus d’infos

©RAP
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Sur l’Oregon trail, émancipation genrée et générique. Ou comment trois femmes dépoussièrent le western et se font une place dans un monde qui souvent n’en a laissé qu’aux hommes.

Charlotte, jeune esclave noire exploitée, violentée, violée par son maître, à la recherche du fils qu’on lui a retiré. Rose, réprimée par un mari qu’elle n’a pas choisi et qui lui reproche sa vivacité intellectuelle comme sa soif d’apprendre et de lire. Sally, enfin, contrainte de vendre son corps pour gagner sa vie comme elle peut dans les saloons, n’ayant d’autre ressource que la violence quand il s’agit de la sauver. Ces trois femmes, aux existences a priori dissemblables, affrontent toutes trois un quotidien qui les aliène, ponctué de coups et de viols. Wild West Women présente sur scène leur fuite vers la liberté, laborieux voyage vers une terre promise, là où elles s’affranchiraient du despotisme masculin qui les écrase et choisiraient leur destinée.

Sur scène, elles sont trois également : une bruiteuse, deux actrices. La première, auteure de la pièce par ailleurs, assume la totalité des effets sonores, qu’elle produit avec des objets du quotidien – et avec brio –, de la bassine d’eau au chou-fleur, sans oublier de nombreux ballons de baudruche. Nous sommes au Far West après tout, on ne saurait se passer de coups de feu. Les deux autres (ponctuellement rejointes par la première) jouent tous les rôles… c’est-à-dire une petite trentaine de personnages masculins et féminins aux caractères et personnalités hétéroclites, les enchaînant avec une frappante et habile rapidité. Ce choix de mise en scène n’est pas sans péril, et le défi est relevé haut la main. Jamais les comédiennes ne tombent dans une quelconque schizophrénie effrénée : d’une seconde à une autre, les différents personnages sont incarnés, avec justesse, sans perte, sans énervement. Elles enchaînent pourtant, en ne fatiguant que rarement, plus de quatre heures de représentation.

Wild West Women, au-delà de l’efficacité de sa mise en scène, trouve une grande part de sa richesse dans le texte qui sous-tend le spectacle. Les dialogues ont tous une résonnance particulière avec l’actualité. Entre les horreurs que vocifèrent quelques mâles mal intentionnés, une ou deux inanités de quidams de passage ou les sages paroles d’alliés bienveillants, on entend souvent, derrière un voile d’ironie plus ou moins opaque, des propos qui, dénonçant nombre d’injustices dans ces jeunes Etats-Unis des années 1850, font écho avec celles de notre époque. L’occasion de constater que les progrès sur ces questions n’ont peut-être pas été aussi fulgurants que ce à quoi l’on aurait pu s’attendre…

La pièce est aussi construite avec une précision réjouissante. L’ensemble, de façon assez claire, joue sur une multiplicité de triptyques et autres trios, comme une « variation sur le thème de trois », entrelacée avec le déroulement de l’histoire. Le spectacle est par ailleurs composé de trois chapitres, eux-mêmes formés de trois épisodes. Et bien qu’il ait été pensé au départ comme feuilleton radiophonique, sa trame, dans sa forme comme son contenu, cultive surtout une empreinte romanesque. C’est d’ailleurs bien ce que l’on découvre, dans ce qui constituerait peut-être un épilogue, en fin du neuvième épisode : Wild West Women est l’œuvre d’un écrivain anglais, Jonas, que les trois femmes rencontrent en chemin. Cette « chute » confirme en fin de pièce une impression présente tout au fil du spectacle : on le regarde comme on lirait un grand roman d’aventure.

C’est pourtant bien dans le genre du western que s’inscrit cette histoire. Elle en contient tous les codes : des méchants très méchants, condamnés ou tués par des gentils aux causes nobles, de la poussière et des fleuves déchaînés, du banjo et de l’harmonica, des chapeaux et des santiags. Tous les codes, sauf peut-être un seul. Les beaux rôles ne sont plus seulement ceux du bon, de la brute et du truand. Les femmes et tous les autres opprimés ont leur place dans ce western théâtral. Et, sur son affiche, figure non pas Clint Eastwood, John Wayne ou une anecdotique accompagnatrice éplorée, mais Joan Crawford en jean et chemise, colt à la ceinture et allure affirmée, telle qu’elle incarne Vienna dans Johnny Guitar, film icône du genre mais à l’empreinte féministe singulière. Wild West Women convoque aussi, sans le dire cependant, un autre grand genre : celui du road-trip. C’en est bel et bien un qu’effectuent les héroïnes sur ce périlleux Oregon trail. Accompagnées de Charlotte, Sally et Rose mènent à bien le voyage qu’entreprendront une certaine Thelma et son amie Louise une centaine d’années plus tard. Toutes fuient la violence des hommes. Les héroïnes de cette pièce, contrairement à leurs homologues modernes, ne plongent néanmoins pas dans le ravin de leur mort mais dans un puits de liberté.