Vivarium de l’amour

Par Fanny Utiger

Clôture de l’amour / de Pascal Rambert / avec Stanislas Nordey et Audrey Bonnet / Théâtre de Vidy / du 30 septembre au 4 octobre 2015 / plus d’infos

©Marc Domage
©Marc Domage

La scène de la salle Charles Apothéloz devient pour quelques heures le ring du combat viscéral d’un homme et d’une femme au crépuscule de leur amour. Un texte cru et sophistiqué, un jeu d’acteurs puissant, un réseau allusif complexe font la richesse de cette pièce et des échos qu’elle provoque en chacun.

Gymnase désert, terrain vide, lumière glacée. Un homme et une femme débarquent. Un souffle, et puis lui brise le silence, amorçant leur duel. Alors qu’il semble poursuivre une dispute depuis longtemps amorcée – ou reconduite ? – elle lui fait face et l’écoute. On ne voit d’elle que l’arrière de son corps et l’on devine son visage derrière de longues mèches noires et raides. Immobile en apparence, elle s’affaisse progressivement sous les mots qu’il profère, les mêmes d’ailleurs qui la redressent aussi ponctuellement.

Les yeux d’Audrey n’allument plus rien, il l’a dit. Au spectateur de se les imaginer, ces yeux, fixés encore sur le fond de la scène et sur cet homme qui s’agite. Il bouillonne et aligne les reproches. Il en tire une force apparente, se place en mâle dominant et lance sur Audrey « sa logorrhée » comme des torches de flammes pour tenter de venir à bout de sa placidité. Pour lui rappeler, aussi, combien il ne l’aime plus, et combien c’est de sa faute, à elle. Dans cette violence, voilà pourtant qu’il se replie parfois, comme s’il était affecté par les propos mêmes qu’il énonce. Et alors que, vindicatif, il lui impose de rester droite, il multiplie les génuflexions, et se présente à elle comme s’il l’implorait de l’aimer – symboliquement, ce genou à terre ne signifie-t-il pas simplement une déclaration d’amour ? N’empêche que lorsqu’il ouvre la bouche ce n’est que pour étaler son amertume, son dégoût de l’illusion de l’amour, dès lors que lui manque tout attrait sensuel. « Nous aimions nous aimer mais nous aimions-nous ? », lui déclarera-t-il, avec autant de dédain que de désarroi. De désarroi, oui, car il n’arrive jamais vraiment à s’exécuter, ne s’arrêtant qu’à la menace d’un départ sans partir vraiment.

Les portes du gymnase s’entrouvrent et font place à une dizaine de gosses. Leur naïveté et leur pondération contrastent avec la violence presque absurde de la scène qu’ils viennent d’interrompre. Pour quelques minutes, ni l’homme ni la femme ne prennent la parole. Les voix des enfants accompagnent leur errance momentanément muette, sous les spots froids de cette salle de sport.

« Tu as fini. » Puisqu’il ne venait jamais au point final de son laïus, Audrey sort de son silence en imposant à Stan le sien. A son tour d’écouter maintenant. A peine prend-elle la parole que l’on découvre qu’elle est loin de l’état de loque faible dans lequel Stan avait tenté de la maintenir. Il courbe vite l’échine sous la force de ce qu’elle assène. Au fil du discours d’Audrey, le monument de mots qu’il avait construit s’érode. Car il y a chez elle quelque chose qu’il n’y avait pas chez lui, qu’il éludait. « Mon amour », ne cesse-t-elle de lui répéter. Elle le prononce, elle l’exprime, cet amour, qu’aveuglé peut-être par la seule sensualité, Stan avait relégué à un futile second plan.

Mais la réponse d’Audrey n’est pas seulement l’éruption de ces questions alors évitées par Stan. Ses mots sont crus. Ceux de Stan avaient parfois pu apparaître comme des réactions à chaud, l’expression directe de jugements gratuits. Elle, trouve une puissance dans la froideur qui grandit progressivement en elle. Elle s’épuise pourtant au fil de ses paroles : « Putain comme je t’ai aimé », dit-elle, alors qu’elle choit lentement au sol, le dos traînant contre le mur. Elle qui avait promis de ne « pas tomber à genoux » finit donc par faiblir, sans toutefois s’agenouiller jamais ! Elle trouve dans cette chute un regain de force et pourra voir le terme – hypothétique en fin de représentation, pourtant – de cet affrontement dont elle peine à sortir…

Lorsque s’éteignent les lumières en fin de représentation, on ne sait si vraiment la dispute d’Audrey et Stan a pris fin. Et l’on prend conscience que ce n’est sûrement pas d’ailleurs l’enjeu principal de la pièce de Rambert. Durant deux heures, les deux acteurs, lorsqu’ils parlent comme lorsqu’ils se meuvent, révèlent un complexe fonctionnement symbolique. L’écriture et la mise en scène convoquent des thématiques multiples, et permettent de nourrir, entre jeux de couleurs, allusions culturelles et méta-théâtrales ou tissages allégoriques, les esprits les plus avides d’analyse.

Mais au-delà de cette complexité, une persistante simplicité. Les sentiments et événements évoqués sont susceptibles de faire écho en chacun. Corps et esprit sont convoqués de façon directe, dans une variation sur l’amour, sur les différentes formes qu’il prend au cours d’une vie. Au travers de la relation entre cette femme et cet homme explose en plus de l’amour qui les lie intimement une puissante affection parentale, une très forte présence de l’amour maternel. Sur ces deux heures de spectacle, sont condensés et donnés à voir comme dans un vivarium des états, purs comme feints, d’absence et d’abondance d’amour, qui percuteront le spectateur, ne serait-ce qu’un seul instant, quand il verra en place du quatrième mur comme sur une vitre teintée sa propre silhouette.