Si les nouvelles technologies pouvaient réaliser les rêves d’enfant

par Alice Bottarelli

La Bibliothèque / par la Cie EnVol / mise en scène Diana Fontannaz / du 2 au 3 mai 2015 / Théâtre du Jorat / plus d’infos

© Chantal Dervey
© Chantal Dervey

Dans le cadre lui-même enchanteur du théâtre du Jorat, la compagnie EnVol tente de nous emmener vers les cieux du rêve éveillé, par le biais de dispositifs techniques aussi spectaculaires qu’imposants – voire écrasants. La pièce repose principalement sur ces prouesses : projections sur d’immenses écrans qui entourent la scène, objets animés d’une vie propre et valsant où bon leur semble, personnages qui traversent la scène en volant et tournoyant. Tout est fait pour recréer la magie de l’imaginaire d’un enfant qui s’épanouissait au milieu des livres, et pour la livrer par les grands moyens aux adultes d’aujourd’hui.

L’histoire est très simple : Philippe, un promoteur immobilier de quarante ans, sérieux, rigoureux, ennuyeux, blasé, revient dans la bibliothèque de son enfance, que ses collègues et lui s’apprêtent à raser, pour y récupérer un carnet qu’il y avait caché trente ans plus tôt. Jules, vieux bibliothécaire un peu fou, qui pour sa part est resté très attaché à l’imaginaire, le reconnaît pour avoir joué avec lui au « livre dont nous sommes les héros » il y a de cela bien longtemps, et le contraint, avec l’aide malicieuse d’une bibliothèque animée de pouvoirs fantastiques, à reprendre la partie là où ils l’avaient laissée. On imagine bien sûr que le sceptique employé en costard-cravate se laissera peu à peu convaincre par la force de la fantaisie, plus riche et séduisante en fin de compte que celle des rationalités économiques et des exigences terre-à-terre du néolibéralisme.

Le déroulement des événements répondra à nos attentes, sans surprise : l’intrigue offre peu (ou pas) de rebondissements réellement inattendus. Les rôles d’ailleurs sont vite cernés : à part quelques créatures magiques et muettes, les deux seuls personnages parlants demeurent assez uniformes, quoiqu’ attachants. On sait dès le départ que Philippe sera amené à revoir ses principes et certitudes figés pour s’ouvrir à la créativité, et les dialogues resteront passablement prévisibles. En somme, les protagonistes répondent à une caractérisation sommaire et révèlent peu de profondeur ; ils représentent davantage des types que des individus complexes – ce qui, peut-être, vise à faciliter l’identification du spectateur. Il va de soi que si l’on vient chercher ici du divertissement et un joli moment en famille pour agrémenter son dimanche, voilà le spectacle idéal : léger, sans aspérités, sympathique, facile d’accès, c’est ce qu’on appellerait un spectacle « grand public ». Et de fait, les applaudissements soutenus ont montré qu’il a su charmer son audience. Toutefois, on pourrait souhaiter une plus grande finesse dans les échanges, une plus grande complexité ou réflexivité du propos. Manque aussi un rythme, ou même une ligne esthétique globale plus claire et plus unie. Si l’on sort de la salle plutôt réjoui, on regrette cependant de n’y avoir pas trouvé plus de nourriture propice à un questionnement substantiel ou à une réflexion fertile.

L’impression initiale que produit l’atmosphère de la bibliothèque lorsque commence le spectacle est, cela dit, magnifique : quelques lampes tanguent doucement au-dessus du vieux monsieur Jules qui trie ses livres au milieu de quelques meubles et cartons. Les rayonnages bien réels qui l’entourent se prolongent dans un lointain virtuel, car sur l’écran du fond apparaissent en trois dimensions des rangées d’armoires, et de hautes voûtes de fer forgé qui rappellent la célèbre bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris. L’illusion est réussie et très délicate ; et lorsque Jules, voulant ranger ses ouvrages, les voit se révolter et voleter de toutes parts, les pages ouvertes comme des ailes, le charme est total. On aurait tant aimé rester dans cette bibliothèque au décor sobre mais intimiste, à la teinte douce et chaude que soutient discrètement l’odeur de bois qui s’échappe des gradins du théâtre. Malheureusement les écrans ne seront pas là seulement pour prolonger l’ambiance onirique du lieu. Bientôt, les projections prendront une place croissante dans la représentation, au point qu’on se demande pourquoi une pièce qui loue l’imaginaire des livres, et déplore que les enfants d’aujourd’hui passent leur temps devant des jeux vidéos, nous submerge d’images de synthèse.

Le concept du spectacle est le suivant : « du théâtre… comme au cinéma ! », et en effet, dès le programme, l’accent est mis sur le directeur artistique Nicolas Imhof, « grand spécialiste d’effets spéciaux au cinéma et à Hollywood en particulier ». Mais on ne voit pas la nécessité de tels « effets », dans un spectacle qui dit mettre en avant la créativité propre à chacun. Pourquoi pas, avec un tel sujet, « du théâtre… comme au théâtre », qui nous porterait justement par le jeu et la liberté d’invention vers des ailleurs qui ne nous seraient pas imposés à l’écran ? De surcroit, les projections n’ont rien de la qualité des effets spéciaux qu’offre le cinéma, et l’on comprend bien, effectivement, que les budgets ne soient pas ceux d’une grande production hollywoodienne. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas nous proposer – au lieu d’un dragon peu crédible en animations 3D contre lequel les personnages « se battent » en brandissant un balai contre un écran, au lieu d’un dragon prétendument « high-tech » – une créature qui aurait sa place dans une bibliothèque où naissent les idées d’aventures des enfants, un dragon géant fait d’un empilement de chaises, de porte-manteaux, de cartons, de livres et de vêtements, un être fabriqué de bric et de broc, mais bariolé, inventif, plein de panache ? Pourquoi ne pas nous inviter, plutôt que dans une forêt numérique, dans une caverne au trésor magnifiquement bricolée, faite de tissus tendus entre des murs de dictionnaires, comme tous les gosses tentent d’en construire dans leur salon ? Pourquoi ne pas rester dans cet univers délicieux du début de la pièce, qui mêle le cadre concret d’une bibliothèque déserte tard le soir, et celui d’une magie espiègle et légère émanant de l’imagination des visiteurs, et venant teinter de son mystère la réalité présente ? D’autant que c’était, paradoxalement, ce que nous promettait le dossier de presse : « Les livres, eux, suscitent des images, sans les imposer. Ils laissent une liberté au lecteur, qu’une image interdit. » Alors pourquoi cet entêtement à vouloir faire du théâtre le petit frère malingre du cinéma ?

En outre, les écrans cadrent et envahissent l’espace scénique, si bien que malgré les vastes dimensions de la salle, les comédiens semblent presque restreints dans leurs gestes et déplacements, et ne font pas usage de la profondeur de champ. Heureusement, il leur reste la possibilité d’utiliser l’espace verticalement, grâce à l’équipe de Jean-Claude Blaser qui assure la technique du vol. L’effet est cette fois authentiquement surprenant, mais les possibilités de mouvement restent limitées, puisque le harnais ne permet visiblement pas aux comédiens d’évoluer dans les airs autrement que de profil. Ce qui restreint l’art de la danse, que le spectacle promet de mettre en valeur, à quelques pirouettes charmantes mais peu variées.

La compagnie EnVol a tout pour bien faire : une équipe nombreuse de techniciens enthousiastes (il est d’ailleurs curieux de saluer seize personnes sur scène alors que nous n’en avons vu que quatre jouer), un budget conséquent, une énergie à revendre et un projet ambitieux, qui a su trouver son public. Un moment agréable, d’une certaine vivacité ; on regrette seulement qu’un spectacle à si grands frais n’ait pas laissé davantage de place au mystère, à la fantaisie du spectateur, à ce qui se dégage simplement de l’interaction entre un public et des comédiens. En somme, on regrette qu’il ait voulu à tout prix être si « spectaculaire ».