Ouvertures livresques

par Nicolas Joray

Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux (épisode 1) / de Noëlle Renaude / mise en scène François Gremaud / du 22 au 31 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos

L’Interrogatoire / de Jacques Chessex / mise en scène Laurent Gachoud / du 22 au 24 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos

L'Interrogatoire, © Théâtre des Osses
L’Interrogatoire, © Théâtre des Osses

Place à « la création d’aujourd’hui » au Théâtre des Osses ! Sur les planches du centre dramatique fribourgeois, des livres : objets emblématiques de deux des spectacles donnant le coup d’envoi à cette première édition du Printemps Des Compagnies. D’un côté, quatre comédiennes se font les porte-voix modulables d’un ouvrage de Noëlle Renaude – présente par ailleurs dans la salle. De l’autre résonnent les propos d’un illustre absent, Jacques Chessex, incarnés pour le coup par un duo.

Chacune des actrices du premier épisode de Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux possède un exemplaire du texte de la dramaturge, écrit de 1994 à 1998. De chacun des quatre livres dépasse une couronne de post-its roses, verts, bleus. C’est que les comédiennes piochent dans cette pièce-fleuve (un « feuilleton théâtral » de plus de 350 pages !) pour en faire jaillir des fragments. Le projet ? Donner à entendre en six épisodes « la petite musique de nos vies (elles aussi fragmentées) ». Entre le public et les quatre femmes, une table parsemée de multiples objets : quelques figurines Playmobil représentant une poignée de personnages de cette épopée (il y en aurait « deux mille » en tout) ; des clochettes et une radio, un métronome et un piano dont s’emparent les comédiennes pour produire la bande-son ; un chien noir en peluche à la tête qui dodeline ou un chalet miniature qui s’anime. Les variations des voix et les objets insolites enrichissent les multiples histoires qui se déploient.

Une heure à flâner entre 19h30 et 20h30, puis retour au théâtre pour L’Interrogatoire. Ici aussi, une table. Des livres, à nouveau. Cette fois, ils sont très nombreux : serait-ce l’œuvre intégrale de Chessex ? Ordonnés d’abord sagement sur cette table, les ouvrages sont bousculés à mesure que les thèmes (sexe, suicide, alcool, jalousie) sont abordés. Le décor (des rouleaux de papier blanc déroulés du plafond au sol) est déchiré alors que l’« interrogateur » se mue en « inquisiteur ». Au fil du texte, la sainteté revendiquée fait place au vice avoué. Afin de « montrer l’homme derrière l’écrivain », Laurent Gachoud a choisi de camper le personnage du célèbre auteur suisse en proie à ses propres interrogations dans deux corps, ceux de Nora Steinig et de Laurent Sandoz. Jacques Chessex semble ainsi expérimenter un cache-cache avec lui même : les questions sont tantôt esquivées, les silhouettes parfois dissimulées. Une interrogation restera : certaines propositions de mise en scène ne sont-elles pas trop timides ? Une cuvette de toilettes dans laquelle est renversée une bouteille d’alcool ne fait-elle pas écho de manière un peu légère aux pratiques sexuelles du poète ? Une robe à moitié entrouverte suffit-elle à rendre compte des ébats que décrivent les voix ?

Les chants à caractère religieux, présents dans les deux spectacles, cristallisent à merveille le traitement différent du rapport au spectateur proposé par ces deux projets Dans L’Interrogatoire, le public fera rapidement sens de ces morceaux de musique : ceux-ci sont en effet une déclinaison parmi d’autres de la thématique du sacré, présente tant dans le texte (questionnements explicites du personnage à propos de ses influences protestantes) que dans les choix de mise en scène (proposition de parsemer l’espace de lumières en douche faisant écho à une forme de verticalité du divin). Confortable et agréable, le siège du spectateur. Mais comment faire sens des chants d’église polyphoniques brillamment exécutés par les protagonistes de Ma Solange, alors que le thème n’est ici pas explicité ? Il semblerait que ce soit le fait que ces chants reviennent qui justifie leur existence. De manière générale, on est d’abord noyé dans des histoires disparates et sans liens apparents. Ensuite, on repère des constantes – post-its pour spectateurs : les aventures de Bernadette Fouineau sont toujours couplées avec le son du métronome ; les bruits d’un restaurant sans cesse reproduits à l’aide de tintements de crayons contre les verres ; le récit d’une personne âgée qui a « encore toute sa tête » est cependant toujours identique. La répétition est un gage, fragile peut-être, de signification. L’équilibre de la place du spectateur est ici plus précaire, car les liens sont à construire en permanence. En témoigne le jeu comique avec l’éternuement d’un membre du public, improvisé avec brio par Valérie Liengme alors que son propre personnage éternuait. Répétition toujours.

Si L’Interrogatoire nous tend la main, c’est à nous d’aller chercher les significations de Ma Solange. Selon sa sensibilité, on regrettera un soupçon de timidité ou l’on saluera la limpidité d’un côté. De l’autre, on blâmera un brin d’opacité ou l’on applaudira la témérité. Quoi qu’il en soit, on s’inclinera devant des projets aboutis dont les bibles, les voix et les corps nourriront pour sûr l’assistance d’une manière ou d’une autre. Le Printemps des Compagnies, c’est parti !