Derrière le beauf, la faille

Par Sabrina Roh

Une critique du spectacle :
Made in China / de Thierry Debroux / mise en scène Didier Kerckaert / Théâtre du Passage à Neuchâtel / 3 avril / plus d’infos

© Lucas Castellin
© Lucas Castellin

A l’heure où l’on parle décroissance et où le capitalisme est parfois remis en question, Didier Kerckaert met en scène Made in China. Une pièce actuelle qui critique la société économique par le biais du rire et du cynisme.

Des sinogrammes, à l’image des indices boursiers, défilent à toute allure sur des murs qui s’avèrent être en carton. Cette profusion de signes, associée à la démarche nerveuse des comédiens qui arpentent l’espace scénique dans la pénombre, évoque le rythme de vie infernal des traders. Puis c’est sur ce qui semble être une salle de conférence que les projecteurs se tournent. Tout est aseptisé : des chaussures cirées des employés aux chaises design alignées de manière quasi obsessionnelle. Rien ne dépasse mais pourtant tout risque de s’écrouler.

C’est justement cette pseudo-stabilité économique que Thierry Debroux, comédien, dramaturge et metteur en scène diplômé de l’INSAS, a souhaité illustrer dans son texte Made in China. Trois cadres d’une entreprise condamnée à la délocalisation sont mis en compétition. Le véritable combat de coqs, orchestré par la directrice des ressources humaines aussi sexy que cynique, déterminera lequel des employés aura la chance de partir à Shangaï. Quant aux autres, ils risquent fortement le licenciement. Didier Kerckaert s’est emparé de cette histoire qui dépeint la fragilité et la perversité d’une entreprise lambda. Comédien formé à l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique du Théâtre National de Strasbourg sous la direction de Jean-Pierre Vincent, il débute dans le domaine de la création et de la programmation en 1993 en fondant le Théâtre d’octobre. Il met surtout en scène des textes contemporains comme Les Voisins de Michel Vinaver, ou encore La Force de tuer de Lars Noren. Dans Made in China, Didier Kerckaert réussit, par le décor d’abord, à mettre en évidence l’instabilité du système économique et des entreprises qui en dépendent. En effet, autour des employés tirés à quatre épingles et des accessoires sobres et épurés, des murs faits de boîtes en cartons font office de structure. Une structure bancale qui menace à tout moment de s’écrouler et d’engloutir les employés.

Comme dans une véritable arène, les gladiateurs du commerce se battent sous le regard sévère de la DRH, incarnée avec brio par Sophie Bourdon. A plusieurs reprises, sa position dominante en bout de table rappelle une célébrissime scène tarantinesque : dans Kill Bill, une femme japonaise use de son autorité sur un groupe d’hommes qui n’a pas son mot à dire. Quelqu’un finira-t-il aussi avec la tête tranchée dans Made in China ? Cette blonde sulfureuse qui appréhende la vie à travers le prisme de la carrière opère une grande pression sur les employés, et notamment un certain Philippe, un cadre exemplaire et anxieux. Les mimiques du comédien, d’une grande subtilité, traduisent un malaise constant qu’il tente parfois de surpasser grâce à de soudains accès de motivation. A moins que cela ne soit de la folie ? Il est alors difficile de trancher: Philippe est constamment sur la brèche.

La tension de la pièce repose sur cette relation dominant/dominé que les personnages de la directrice des ressources humaines et de Philippe incarnent de façon caricaturale mais convaincante. La menace du sitcom était grande mais la complexité des personnages permet de la déjouer. En effet, tous ont une faille qu’ils n’osent avouer. Tout comme dans les confessionnaux des émissions de télé-réalité actuelles, ils se confient dans une vidéo projetée sur les murs en carton alors que sur scène, les comédiens miment le mal-être des personnages. Les trois Français moyens, pleins d’orgueil et de fierté, laissent donc leur « autre moi » parler à leur place. L’idée est brillante mais alors que le texte de Thierry Debroux ne tombe jamais dans le pathos et donne une part importante à l’humour, ce système de détachement du moi par l’intermédiaire de la vidéo apporte une touche un peu surfaite. On retiendra surtout le jeu simple et efficace des comédiens qui réussit à faire rire tout en donnant une teinte grandement cynique à la pièce.

 

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