Yvonne, la différence sacrifiée

Par Aline Kohler

Une critique du spectacle :
Yvonne, Princesse de Bourgogne / d’après Witold Gombrowicz / conception et mise en scène Geneviève Guhl / du 27 février au 8 mars au Théâtre La Grange de Dorigny à Lausanne / du 8 au 11 avril à la Comédie de Genève / vendredi 2 mai à 20h15 au Théâtre Valère à Sion / du 9 au 10 mai au Théâtre Belle Usine à Fully / plus d’infos

© Isabelle Meister

La Grange de Dorigny accueille cette semaine sur ses planches une farce au dénouement funeste. La pièce de Witold Gombrovicz Yvonne, princesse de Bourgogne est un enterrement de la rebellion, et même plus, une tragédie de la liberté d’être. Une mémorable performance de la Compagnie L’ascenseur à poissons/cie et de la metteure en scène Geneviève Guhl.

Le piano préparé de Géraldine Schenkel donne le ton. Accordé (ou plutôt  désaccordé) et arrangé de manière non-traditionnelle, il fait une entrée dissonante et presque tonitruante. Un effet déglingué qui se répercute à tous les niveaux du spectacle pour obtenir un tableau final unifié dans l’absurde. L’histoire d’Yvonne, pauvre fille insignifiante subitement devenue la fiancée du Prince Philippe épris d’ennui et la bête de foire de toute une cour, vous est mise en scène avec facétie.

Le décor (Eliane Beytrison) est sommaire, mais évoque avec efficacité l’ambiance grinçante et peu accueillante de la Cour. Les costumes (Anna van Brée) reflètent le statut grotesque d’une noblesse qui, à l’instar de l’épaisse couche de maquillage de la reine Marguerite, se cache derrière le masque des bonnes manières. Débridés, ils mettent en scène une aristocratie mise à nue et forcée de faire face à sa propre aliénation. Ridicules, telle la couronne du roi Ignace en papier, ils accentuent le côté dérisoire de la noblesse. Et au centre de l’attention, Yvonne, pâle et immobile comme une poupée de porcelaine, qui apparaît dans le plus simple appareil burlesque sous sa chemise de nuit informe en voile blanc.

Tout s’acharne à dénoncer une aristocratie qui n’a ni courage ni prestance et dont le cheval est petit, en bois et à bascule. Le pouvoir est sans cesse raillé, jusque par le choix de la distribution des rôles : le roi est joué par la comédienne Julia Batinova et la reine par le comédien Pierandré Boo alias Greta Gratos. L’effet délirant produit une grande impression sur les spectateurs captivés sans relâche durant les deux heures qu’a duré la pièce.

Autour de l’apathie d’Yvonne règne une grande agitation physique, mais aussi verbale. Le texte de Witold Gombrovicz joue constamment avec les mots, les niveaux de langues et les langues elles-mêmes. Les anachronismes aussi sont nombreux, sans que cela ne semble perturber les personnages. Ainsi, le prince enquête sur le « sex appeal » d’Yvonne et le roi « s’tape un bridge » au milieu des formules plus traditionnelles d’une cour aristocrate d’un autre âge. L’atmosphère qui en découle est comique et démentielle.

Le grotesque de la cour de ce royaume imaginaire n’en finit plus de se décliner. Un tourbillon de folie habilement déclenché par Yvonne, un personnage prétexte qui donne corps au concept de non-conformité. Tout ce que la noblesse préférerait ignorer, ses faiblesses et ses vices, s’y reflète. Le Prince Philippe le dit : Yvonne est « faite pour rendre fou ». Yvonne, celle qui réussit à faire s’incliner devant elle toute une cour de nobles. Celle qui, avec sa disparition, signe la victoire du conformisme, symbolisé par le Prince Philippe qui finit par céder à la pression et s’agenouiller sur sa liberté.

Yvonne, princesse de Bourgogne au théâtre de la Grange de Dorigny est un spectacle fascinant et décalé qui nous plonge dans un univers drôle et absurde. Une expérience plutôt inconfortable, sans être pour autant déplaisante. Une réussite sur toute la ligne.

 

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