Si jeunesse en délire s’exprimait, vieillesse rafraîchirait

Par Sophie Badoux

Une critique du spectacle :
Trop Frais ! / création Le Ressemblement / mise en scène Aurélien Patouillard / Théâtre Saint-Gervais à Genève / du 14 au 25 janvier

“Trop frais! On est pas contre les vieux, on est contre ce qui les fait vieillir”, © C. Lutz

Dans Trop frais !, à voir au Théâtre St-Gervais jusqu’au 25 janvier, huit jeunes entre 17 et 25 ans psychanalysent leur identité, la société actuelle et leur place en son sein, esquissant ainsi leur vision de demain. Intelligent et rafraîchissant.

Ambiance salon de grand-mère avec vieux tapis élimés, meubles en bois massif et piano recouvert d’un châle brodé aux couleurs ternes. Deux jeunes filles s’ennuient à mourir dans ce décor crispant – apparemment récupéré d’un véritable appartement genevois – pendant que le public s’installe. On n’espère qu’une seule chose : que la jeunesse ait la force d’y provoquer une révolution !

Pourtant, dans Trop frais !, même si les jeunes commencent par se distinguer en faisant la nique aux vieux – il faut bien se faire sa place –, il ne s’agit pas tant de se révolter ou de pointer du doigt les écarts de générations que de réfléchir à la construction de l’identité de la jeunesse d’aujourd’hui avec elle, de suivre ses désirs, ses rêves, ses questions et ses colères. « On n’est pas contre les vieux, on est contre ce qui les a fait vieillir ». Tel est d’ailleurs le sous-titre du spectacle mis en scène par Aurélien Patouillard, lui-même jeune metteur en scène diplômé de la Manufacture en 2007 et travaillant en résidence à St-Gervais au sein du collectif Le Ressemblement avec Cédric Djedje et Vincent Brayer. Depuis l’ouverture de la Maison des Jeunes il y a 50 ans, devenue le Théâtre St-Gervais, sont-ce toujours les mêmes choses qui font vieillir les jeunes ? Le metteur en scène a voulu aller à leur rencontre aujourd’hui à Genève pour savoir comment ils répondraient à ces questions. Huit jeunes gens d’une vingtaine d’années se sont lancés dans l’aventure. Après cinq mois d’atelier et de travail collectif en est ressorti le texte du spectacle, pour beaucoup construit par association d’idées, la parole rebondissant sur scène d’un acteur à un autre en un flot continu.

« Si j’étais vieille, j’aurais le droit d’être bourrée […], de baver […], je serais proche de Jésus […], mais comme je suis jeune, je suis trop stylée […] et j’ai un nombril énorme ! » Loin d’un amas de clichés, même si l’histoire semble se répéter de génération en génération avec des variations, le texte de Trop frais ! pose les bonnes questions et incite le spectateur, quel que soit son âge, à les partager. Il défie les modèles de pensée préétablis en déjouant régulièrement les attentes. Grâce à un humour et une sensibilité à fleur de peau, il traverse des thématiques essentielles à la vie : les liens familiaux, l’immigration, le consumérisme, la connaissance, la confrontation avec l’autre, la sexualité, la justice. Mêlant texte, chant, rap, DJing et VJing, la démarche originale de Trop frais ! séduit, excusant les faiblesses du jeu des apprentis comédiens. Ils sont à l’aise sur scène : on ressent une belle cohésion de groupe qui emporte le spectateur.

Des histoires familiales tragiques liées à l’émigration aux remerciements maladroits ou intéressés de certains jeunes à leurs parents, en passant par l’énumération des synonymes latins du mot pénis ou encore par une réflexion sur la justice et la démocratie, le texte saute d’un sujet à l’autre, sans que le spectateur ait toujours le temps d’agripper le message fort de cette jeunesse si foisonnante.

Mais c’est justement de ce débordement que proviendra la révolution attendue. Après une première partie de spectacle plutôt réflexive, un intense foutoir s’installe petit à petit sur scène lorsque du pop-corn commence à surgir d’une table. Une révolution qui aura un goût de décadence consumériste. Peu à peu, les livres de philosophie que l’école a fait « bouffer » par dizaines à ces huit jeunes comédiens sont utilisés comme supports à hamburgers ou flûtes à champagne. Pendant que ses camarades s’empiffrent librement de junk food, un personnage de femme en niqab et hauts talons choisit de boire shot sur shot, parce que elle aussi « peut faire ce genre de choses si [elle] en a envie ». Emergent alors de plus en plus clairement des contradictions culturelles, sociales ou individuelles, que l’on sentait déjà en filigrane tout au long du spectacle, et qui caractérisent si bien cette période d’entrée dans l’âge adulte, où on nous presse sans cesse de choisir parmi une série de faux dilemmes.

Au final, cette jeunesse, qu’on accuse bien trop souvent de rester empêtrée dans ses contradictions, prouve avec ce spectacle tout le recul et la lucidité dont elle fait preuve. Ne reste plus qu’à prendre des bonnes résolutions pour mettre le tout en œuvre: « pour 2014, j’ai décidé de ne plus porter d’habits produits par des enfants », souffle celle qui se fera sur le champ déchirer ses vêtements portant la mention made in Taïwan, Bengladesh ou China. « En 2014, j’aimerais apprendre à désobéir au cas où le gouvernement ferait passer une loi injuste et inhumaine comme cela pourrait arriver prochainement, en m’exerçant chaque jour à enfreindre un petit règlement ». Pour ma part, je souhaite simplement que 2014 voie éclore cette jeunesse si vivante, qui, partie à la rencontre d’elle-même, a trouvé un monde à construire en chemin.

Sophie Badoux

 

 

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