Des héros aux abois

Par Sophie Badoux

Une critique du spectacle :
Des Héros : Ajax / Œdipe Roi / textes de Wajdi Mouawad et de Sophocle / mise en scène Wajdi Mouawad / La Comédie de Genève / du 21 au 26 janvier 2014

© Frank Berglund

Après Des Femmes (Les Trachiniennes, Antigone, Electre) créé en 2011 à la Comédie, le célèbre metteur en scène franco-libanais Wajdi Mouawad revient avec la suite de son projet d’intégrale de Sophocle. Ajax mêle cabaret, histoire personnelle et héros tragiques dans une perspective inédite, tandis qu’Œdipe Roi reste dans une ligne plus classique.

Un grand nom de la scène théâtrale suscite toujours de grandes attentes. Parfois démesurées. Ou au moins aussi grandes que l’ego et la démesure du metteur en scène lui-même. Cela, surtout après le succès de la trilogie précédente de Wajdi Mouawad, Des Femmes. C’est d’ailleurs de l’expérience chaotique vécue par le metteur en scène lors de la tournée de cette trilogie que s’est créé en partie Ajax, la première pièce du diptyque Des Héros, qui répond à la polémique provoquée par Des Femmes. Aujourd’hui, le double spectacle propose des parallèles intéressants entre les deux héros grecs Ajax et Œdipe : leur aveuglement quant à leur vie, leur faute, leur destin tragique et inexorable ainsi que leur chute brutale. Parce qu’il constitue une mise en perspective plus intéressante que le classique Œdipe, nous nous concentrerons ici sur le premier des deux spectacles.

L’histoire d’Ajax ? Pendant la guerre de Troie, estimant que les armes d’Achille, mort au combat, lui reviennent et voyant qu’elles sont remises à Ulysse, Ajax, fou de colère, massacre un troupeau de moutons qu’il prend pour les compagnons d’Ulysse. Humilié par son erreur, il choisit la mort et se suicide avec l’épée d’Hector. Si la réflexion que propose Wajdi Mouawad au travers d’Ajax sur le tragique, l’aveuglement, la violence ou la société médiatique sont des plus intéressants, les grosses « ficelles » empruntées au mode cabaret – qui permettent une distanciation par rapport à un objet complexe à cerner et difficile à supporter par moments – peinent toutefois à convaincre. Le mélange des genres dérange et agace, plus qu’il n’apporte véritablement au propos.

Une réponse à la polémique

Mais reprenons depuis le début. Ajax mêle les textes de Sophocle aux écrits du metteur en scène né au Liban en 1968, mais qui vit depuis l’âge de onze ans entre la France et le Québec. Wadji Mouawad a ressenti le besoin de s’exprimer sur ce qui s’était passé avec sa précédente création, Des Femmes, basée sur les tragédies du même dramaturge grec. En effet, la tempête médiatique avait déferlé sur l’homme de théâtre, laissant de côté son œuvre pour se concentrer sur la polémique : chantant avec une sincérité déchirante et magnifique, Bertrand Cantat, l’ex-chanteur de Noir Désir qui a passé huit ans en prison pour l’homicide de sa compagne Marie Trintignant, se trouvait effectivement sur scène dans cette trilogie qui parlait précisément de la violence faite aux femmes. Comble de l’affaire, la pièce aurait dû être présentée à Avignon alors même qu’y jouait également Jean-Louis Trintignant, le père de Marie, avant que les deux spectacles ne se retirent. Les réactions violentes du public, du politique et des médias ont surpris et profondément touché Wajdi Mouawad. Il décide alors d’utiliser son art pour dénoncer cette mise au pilori. « Toutes les vicissitudes de notre vie sont des matériaux dont nous pouvons faire ce que nous voulons ». Ainsi résonne la voix préenregistrée du metteur en scène lui-même dans Ajax. Une voix calme, posée, presque monotone, qui viendra ponctuer le spectacle de ses réflexions profondes, tranchant avec le mode de présentation tout à la fois grotesque et poétique de l’action sur le plateau.

Si la figure tragique d’Ajax et sa chute font écho à Bertrand Cantat, elles résonnent aussi avec l’histoire personnelle de Wajdi Mouawad. Il se dévoile d’entrée de jeu, dans une scène troublante : « J’ai longtemps été démuni face à la colère de mon père ». Mais malgré les coups, le petit garçon s’échappe dans un autre monde, un jardin secret, grâce à ce coquillage dans sa poche qui lui permet de s’évader. Comment répondre à cette violence si blessante, qu’elle soit physique, sociale ou médiatique ? La parole ne le permet pas toujours. Le metteur en scène se transforme alors en chien enragé. Dans une image projetée sur le mur de toile qui compose la scène, il aboie et aboie de plus belle avec une force à vous déchirer l’âme. On est scotchés. Mais peut-être pour sauver son public (ou lui-même) d’un propos trop grave, le spectacle se tourne alors vers la dérision.

Des médias si bêtes

Pour raconter l’histoire d’Ajax entrent en scène les protagonistes de tout bon cirque médiatique, la radio, la télévision, puis plus tard, les journaux, le smartphone et l’ordinateur portable. De leur voix québécoise, française ou libanaise, les médias se moquent d’Ajax et de tout. Les gags lourds sur les étrangers et l’humour graveleux, censés illustrer la bêtise des médias, sonnent comme des clichés. Par ce mécanisme, le metteur en scène se moque aussi de lui-même. Il provoque et se permet de flirter avec les limites du supportable (en particulier lorsqu’il utilise les images du massacre palestinien de Sabra et Chatila pour dénoncer l’horreur des images médiatiques et l’histoire du pays qu’il a dû quitter). Au fur et à mesure du spectacle, il devient de plus en plus difficile de supporter cette déshumanisation de la scène avec ces machines aux voix agaçantes et aux propos douteux. On en perd l’histoire tragique de notre héros grec. Dommage.

Plastique hallucinante

Restent en revanche de très beaux moments de questionnements et d’émotions, comme lors de la réflexion sur les termes humiliation et humilité ou la scène dans laquelle l’un des comédiens raconte son retour en Algérie et les retrouvailles avec ses origines. Plasticien de la scène hors pair, Wajdi Mouawad sait créer des images fortes qui questionnent et restent longtemps imprimées sur la rétine : Ajax, homme noir enchaîné, qui comme un chien aboie désespérément à la face du monde ; Ajax, décidé à mourir, qui, sous un drap orange rappelant les exécutions capitales de prisonniers, tente de se pendre ; Ajax, nettoyé au karcher de son humiliation qui lui colle à la peau ; Ajax, d’une pâleur mortelle, enfin parvenu au royaume des morts, peut reposer en paix.

Ajax décape tout, à la manière d’un grand fourre-tout, tant au niveau des sujets abordés que du mode de présentation à la fois burlesque, cynique, tragique et poétique. On peine parfois à suivre sans pour autant décrocher. Un spectacle qui ne laisse pour le moins pas indifférent. Le terme résonne d’ailleurs en conclusion de la représentation : indifférent, non c’est sûr, mais on rit parfois jaune et on sursaute d’effroi devant l’association improbable du tragique et du comique.

Sophie Badoux

 

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