De strate en strate : sur le chemin confus de la mémoire

Par Deborah Strebel

Une critique du spectacle :
Staying alive / création Compagnie STT, Teatro Due Punti / mise en scène Dorian Rossel, Delphine Lanza, Antonio Buil et Paola Pagani / Théâtre du Loup à Genève / du 13 au 22 décembre 2013

© Erika Irmler

Paola Pagani et Antonio Buil rassemblent leurs rêves et leurs souvenirs afin de conter leur parcours personnel et professionnel, sur un mode non linéaire et quelque peu brouillé, à l’image des pensées qui nous reviennent confusément lorsque nous tentons de raconter un épisode de notre vie, par association d’idées.

Le décor, fait d’objets dispersés ça et là – un fauteuil, une radio ou encore un radiateur – se donne d’emblée comme fragmenté. Une superposition de trois panneaux, qui semblent symboliser différentes strates, préfigure une certaine segmentation. La pièce ne cessera, de fait, d’effectuer des va-et-vient entre diverses couches temporelles renvoyant à différents moments décisifs de la vie des protagonistes. Nous sommes tout d’abord amenés à faire un saut dans le futur. Un prix est remis à une actrice âgée de huitante ans : Paola Pagani. Lors de son discours de remerciement, elle se remémore une certaine pièce, qu’elle avait jouée en 2014 ou 2013, dont le titre était Staying alive. Nous sommes ensuite renvoyés, sans transition, dans le passé, lors des répétitions de cette même pièce. Nous remontons encore le temps et assistons à un épisode marquant de la vie des parents d’Antonio Buil. Les couches commencent petit à petit à se multiplier et s’enchevêtrer. Se mêlent alors non seulement certains événements liés à l’élaboration de la pièce qui se déroule sous nos yeux, mais aussi de nombreuses anecdotes familiales des deux protagonistes et des réminiscences littéraires, liées à leur culture latine. Ainsi, au fil du temps, les deux personnages, qui incarnent les figures des deux acteurs, dessinent chacun, à la craie, sur les différents murs du décor, leurs propres esquisses biographiques, afin peut-être de remettre un peu d’ordre dans cette matière composée de réminiscences floues et incomplètes.

Cela fait déjà plus de dix ans que Paola Pagani et Antonio Buil collaborent. Ensemble, ils ont élaborés onze spectacles. A la fois drôles et poétiques, ces réalisations ont été appréciées autant par le public que par la critique. Mettant l’accent sur le corps et le mouvement, la compagnie qu’ils ont créée, Teatro Due Punti, accorde une place centrale à l’acteur. Tout comme une autre compagnie, la STT (Super Trop Top), avec laquelle ils collaborent pour ce spectacle. Fondée en 2003, la STT a produit une quinzaine de pièces. Dorian Rossel, son metteur en scène (qui remplit aussi cette fonction pour Staying alive), confère également une importance majeure aux acteurs en leur confiant de nombreuses responsabilités dans le déroulement du spectacle. Il s’entoure, en général, des mêmes comédiens et collabore avec eux sur le long terme. Au sein de ses réalisations, il leur lance des défis, en les invitant par exemple à être tous en scène simultanément, chacun endossant plusieurs personnages à la fois. C’est également le cas dans Staying Alive, Paola Pagani et Antonio Buil interprétant conjointement plusieurs personnages. Que ce soit leur propre rôle, celui d’un proche ou encore celui de Tony Manero, incarné jadis par John Travolta, dans le film de Sylvester Stalone  « Staying alive » sorti en 1983, ils changent sans cesse de personnages sans qu’il y ait une once d’hésitation pour le public. Ils passent d’un rôle à l’autre sans quitter la scène, sans changer de costumes, sans annonce particulière : ce fonctionnement pourrait déstabiliser le spectateur mais, grâce à un jeu magistral et à l’aide, parfois, de quelques discrets accessoires, ils parviennent à éviter toute confusion et présentent une belle palette de personnalités aussi attachantes les unes que les autres.

Cette errance au sein de leur vie passée oscille entre gaieté et nostalgie. La mort, thème cher aux deux comédiens (elle est souvent présente dans leurs spectacles) est également abordée ici. Un défunt prend notamment la parole pour évoquer subtilement les notions de transmission et de postérité. Entre souvenirs heureux et pensées mélancoliques, la pièce tente donc de retracer l’histoire des deux figures centrales. Par strates successives et désordonnées, le spectacle propose un cheminement discontinu et parcellaire. Ce voyage au milieu des rêves et des souvenirs mélange les époques et les références culturelles. Divers mondes, diverses cultures se côtoient, et la musique des Bee Gees cohabite avec les vers de Dante Alighieri. Dans le but de mettre en scène deux biographies morcelées, incomplètes et désordonnées, Staying Alive propose un fascinant périple au sein d’un univers presque aussi obscur et tout aussi sinueux que la forêt dantesque ouvrant le premier chant de la Divine Comédie.

 

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