Plus une personne est capable de combiner les informations visuelles et auditives, mieux elle parvient à mémoriser ce qu’elle a appris. Cette conclusion de neuroscientifiques de l’UNIL démontre l’efficacité des méthodes d’enseignement qui sollicitent simultanément plusieurs sens, comme celle élaborée par Maria Montessori. Elle pourrait aussi permettre d’améliorer la rééducation des victimes d’AVC.
Imaginez qu’en compagnie de votre amie Julie, vous soyez témoin d’un cambriolage au cours duquel l’un des voleurs parle, alors que l’autre reste silencieux. Cette différence de comportement vous permettra-t-elle de reconnaître plus facilement le premier cambrioleur lors d’une séance d’identification au poste de police? Probablement, car il semble que les évènements multisensoriels, ceux qui mobilisent la vue et l’ouïe, renforcent la mémorisation et génèrent des souvenirs plus forts. A condition toutefois que vous soyez capable de combiner les informations visuelles et auditives, ce qui n’est peut-être pas le cas de Julie. C’est ce qui ressort des recherches effectuées par Micah Murray, professeur associé à la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, qui est aussi directeur du Laboratoire d’investigation neurophysiologique (The LINE) du CHUV et du module d’EEG au Centre d’Imagerie BioMédicale (CIBM).
Nos sens interagissent pour nous permettre de percevoir
Nous percevons notre environnement, au sens le plus large du terme, par l’intermédiaire des signaux que nous transmettent nos cinq sens (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher). Comment ces différentes informations interagissent-elles entre elles pour permettre à notre cerveau de reconnaître un visage ou d’apprendre une langue étrangère? Telle est la question qui a toujours passionné Micah Murray. Cet intérêt a conduit cet «expert en interactions multisensorielles», comme il se définit lui-même, à mener des recherches touchant à de nombreux domaines, allant de la cécité (lire ci-dessous) à la mémoire.
Le cerveau fonctionne-t-il à l’image de la Suisse?
Avant de pouvoir stocker et restituer le souvenir d’une personne rencontrée ou d’une chose vue, notre cerveau doit encoder l’information qu’il reçoit de ses sens. Or, on a longtemps cru «que les territoires cérébraux qui traitent les information visuelles, auditives, etc. travaillaient indépendamment les uns des autres» pour, ensuite, envoyer leurs données à une aire cérébrale supérieure. Au fond, résume le professeur de l’UNIL, dans cette interprétation, tout se passe comme en Suisse où «les cantons sont indépendants, chacun traite ses propres données, puis ils se réunissent à Berne pour en faire la synthèse».
Regarder pour mieux comprendre la parole
C’était oublier, poursuit-il dans la même voie, «qu’il existe des lignes ferroviaires directes qui relient les différents cantons». De la même manière, les recherches de ces dernières décennies ont montré «que ces différentes zones cérébrales communiquent entre elles» et que les aires visuelles peuvent aider les aires auditives à traiter l’information, ou inversement. Micah Murray illustre son propos par l’exemple de la parole. «Lorsque vous écoutez quelqu’un qui parle dans votre langue maternelle, vous n’avez pas besoin de le regarder pour le comprendre et, si vous le faites, vous fixez ses yeux. En revanche, quand votre interlocuteur s’exprime dans un idiome que vous maîtrisez mal, vous regardez sa bouche afin de mieux le comprendre.» Nous avons tous fait, intuitivement, l’expérience de cette perception multisensorielle dans laquelle deux de nos sens collaborent pour nous aider à mieux appréhender la réalité. Toutefois, «ce phénomène n’avait été que peu étudié scientifiquement».
Peut-on tirer bénéfice d’une information multisensorielle?
Avec son équipe, Micah Murray a donc décidé de se pencher sur la question afin de savoir «si l’on pouvait tirer un bénéfice de cette interaction multisensorielle». Les travaux antérieurs allaient plutôt dans le sens contraire et concluaient qu’il était contre-productif de mobiliser plusieurs sens en même temps lorsqu’on effectuait une tâche. «Ces conclusions étaient difficiles à croire», car elles contredisent ce qui ressort de notre expérience quotidienne. Et le chercheur a trouvé le biais. Ces résultats surprenants s’expliquent par le fait que, «jusqu’à récemment, les neuroscientifiques ont mené leurs études sur des groupes de volontaires». Leurs résultats avaient une valeur statistique, mais ils ne prenaient pas en compte les différences existant entre les individus.
Un son peut aider à mémoriser une image…
Micah Murray et ses collègues ont donc refait l’expérience, en recrutant des étudiants de l’UNIL en bonne santé. Leur tâche était simple: ils devaient regarder des dessins et dire si c’était, ou non, la première fois qu’on les leur montrait. Parfois, l’image était aussi accompagnée d’un son «sans signification, comme un “bip”». Parallèlement, les chercheurs enregistraient l’activité cérébrale des volontaires à l’aide de l’électro-encéphalographie (EEG).
Ils ont alors constaté que chez certains étudiants, la mémorisation des images fonctionnait mieux en présence du son alors que chez d’autres, c’était l’inverse. «Certains en tiraient bénéfice, alors que d’autres étaient pénalisés», explique le neuroscientifique
… et une image à retenir un son
Pour s’assurer que ce phénomène ne concernait pas uniquement les informations visuelles, les chercheurs ont refait l’expérience avec un autre groupe d’étudiants auxquels ils faisaient entendre des sons reconnaissables – il s’agissait de «bruits de l’environnement quotidien comme celui d’un camion ou le miaulement d’un chat», parfois accompagnés d’un dessin abstrait. A nouveau, l’effet variait selon les individus?: l’image aidait certains volontaires à mémoriser le son et au contraire gênait les autres. Sans doute parce que «certaines personnes peuvent intégrer des perceptions mutisensorielles (ici visuelles et auditives), alors que d’autres se concentrent sur la tâche à accomplir en ignorant les autres stimuli».
Des capacités prévisibles
Mieux encore, grâce à l’EEG, les chercheurs ont constaté qu’ils pouvaient prédire la capacité de mémorisation des volontaires en fonction de la facilité de chacun à combiner les informations visuelles et auditives. «Nous avons établi pour la première fois qu’il existe un lien direct entre l’activité cérébrale en réponse à des informations multisensorielles à un moment donné et les capacités ultérieures de reconnaissance visuelle ou auditive d’un objet», résume Micah Murray.
Un dogme battu en brèche
Ces observations battent en brèche un dogme de la psychologie selon lequel la mémoire est plus performante si l’apprentissage et la remémoration se font dans le même contexte. On considérait jusqu’ici par exemple «qu’un plongeur qui a appris quelque chose lorsqu’il était sous l’eau, s’en souvient mieux lorsqu’il se retrouve dans les mêmes conditions». Or, souligne le neuroscientifique, «notre étude démontre qu’une seule et unique présentation d’une image dans un contexte où plusieurs sens sont stimulés améliore mieux la mémoire que si l’on agit dans un contexte purement unisensoriel». Il n’est donc pas nécessaire de replonger sous l’eau pour se remémorer ce que l’on a appris.
Confirmation scientifique de la méthode Montessori
Micah Murray voit aussi dans ses travaux «une confirmation scientifique du bien-fondé de la méthode Montessori», du nom de Maria Montessori, médecin et pédagogue italienne qui a élaboré ce mode d’apprentissage au début du XXe siècle. Son approche consistait à «traiter les enfants comme des individus, à laisser à chacun une certaine liberté pour découvrir quelle était pour lui la meilleure manière d’apprendre et mettre à disposition des élèves différents moyens qui faisaient appel à leurs sens tactile, visuel, etc.». En d’autres termes, sa pédagogie reposait sur une éducation multisensorielle, dont les chercheurs de l’UNIL ont montré les bienfaits.
Des expériences avec des élèves
Persuadé que ses études «ouvrent la voie à une stratégie d’apprentissage particulièrement efficace», le chercheur du CHUV, en collaboration avec une de ses collègues genevoises, a d’ailleurs entrepris de renouveler ses expériences avec des élèves d’une Ecole Montessori et ceux d’un établissement scolaire public. Son objectif est de vérifier si «l’un des types d’enseignements renforce la capacité des enfants d’intégrer les informations multisensorielles et améliore leur mémoire».
Le rôle de l’art, de la musique et de la danse
Mais sans attendre les résultats de cette étude, qui devraient être publiés dans quelques mois, Micah Murray considère que l’enseignement devrait davantage prendre en considération les particularités de chaque enfant, en tenant compte du fait que certains «ont plutôt une mémoire visuelle, d’autres une mémoire auditive, d’autres encore une mémoire mutisensorielle». Il préconise aussi de donner une plus grande place «à l’art, à la danse, à la musique et aux autres disciplines qui font appel à plusieurs sens» qui, au-delà du simple divertissement, pourraient améliorer les facultés d’apprentissage des jeunes.
Rééduquer les victimes d’AVC
Ces travaux pourraient aussi avoir des implications cliniques, notamment, suggère le neuroscientifique, «dans la rééducation des personnes ayant eu un accident vasculaire cérébral». Pour les victimes d’un AVC, l’environnement devient très «bruyant»; il est surchargé en stimuli de toutes sortes dans lesquels ils n’arrivent pas à isoler ceux qui sont les plus importants. Puisque certains étudiants testés à l’UNIL ont été capables, en présence d’informations multisensorielles, de s’isoler des bruits parasites pour se concentrer sur leur tâche visuelle, il serait peut-être possible d’entraîner les victimes d’AVC à en faire autant. «C’est à voir», souligne Micah Murray.
Peut-on améliorer sa mémoire?
L’étude de la perception ouvre donc de très nombreuses pistes et on est tenté de se demander si elles pourraient permettre à M. et Mme Tout le monde d’améliorer sa mémoire. «Il est facile de se tester pour savoir si l’on a une mémoire plutôt auditive ou visuelle», répond le neuroscientifique. Rien ne nous empêche non plus de reproduire, chez nous, l’expérience faite avec les étudiants de l’UNIL pour tenter de savoir si, en présence d’un son, nous mémorisons mieux, ou moins bien, une image. «Si cela vous tente, amusez-vous», dit le chercheur. En gardant toutefois en tête qu’il ne s’agit que d’un jeu dont il ne faut pas attendre un grand effet. «A vrai dire, on ne sait pas si une personne qui tire avantage de stimuli multisensoriels pour faire une certaine tâche réagit de la même façon quand elle doit faire un autre type d’exercice», précise Micah Murray. Les mystères de la perception sont donc encore loin d’être tous éclaircis.
La perception multisensorielle peut aider les non-voyants
Spécialiste de la manière dont notre cerveau perçoit et traite les informations reçues par la vision ou l’ouïe, Micah Murray a tout naturellement été amené à étudier aussi les possibilités de restaurer un sens perdu. Dans ce cadre, le professeur de l’UNIL travaille sur la cécité, lui qui vient d’être nommé directeur de l’Institut de recherches en ophtalmologie et neurosciences (IRON), soutenu par la Fondation Asiles des aveugles et par la Fondation IRO à Sion.
L’une des voies explorées pour tenter de redonner la vue aux aveugles est de leur implanter une rétine artificielle ou «œil bionique». L’Hôpital ophtalmique Jules Gonin a d’ailleurs été le premier en Suisse à réaliser une opération de ce type, en 2014. Mais ces prothèses électroniques «coûtent cher, constate Micah Murray. En outre, pour l’instant, elles n’ont qu’une faible résolution et la vision qu’elles redonnent n’est pas bien établie.»
Une application sur smartphone
C’est pourquoi le neuroscientifique a préféré explorer une autre approche, qui vise à «utiliser un autre sens qui est intact, en l’occurrence l’ouïe, et de la rediriger vers l’aire cérébrale visuelle», afin qu’elle remplace la vision défaillante.
En collaboration avec un collègue israélien, il a entrepris de mettre en œuvre cette méthode dite «substitution sensorielle» en utilisant un dispositif simple. Il s’agit «d’une application, téléchargeable sur smartphone, qui prend des photos et transforme l’image en informations sonores que le cerveau peut “voir” et traiter. Ce procédé est non invasif et il ne coûte quasiment rien.» Ce système donne des renseignements sur la nature et même la couleur de l’objet photographié.
Les études avec des personnes aveugles ont déjà démarré, en Israël d’abord et maintenant à l’Hôpital ophtalmique lausannois. L’enjeu est de savoir comment entraîner les patients afin qu’ils parviennent à tirer le meilleur parti de la substitution sensorielle.
Profitant aussi de l’existence, à Lausanne, du Centre pédagogique pour élèves handicapés de la vue, le neuroscientifiques compte tester sa méthode sur des enfants. «Aucune étude de ce genre n’a encore été faite avec eux, alors qu’ils sont beaucoup plus habiles que les adultes à manier les appareils électroniques», constate-t-il.
Une canne blanche électronique qui tient dans la main
Poursuivant sur sa lancée, le professeur de l’UNIL s’intéresse aussi aux cannes blanches électroniques. Ces dispositifs, en forme de boîtiers un peu plus gros qu’une télécommande de téléviseur, «contiennent un capteur à ultrasons qui vibre d’autant plus intensément qu’un obstacle est proche». En outre, ils donnent des informations dans les trois dimensions et il suffit de diriger le détecteur vers le haut «pour éviter les objets, comme les branches d’arbre, qui se trouvent au-dessus de la tête».
Pour les scientifiques, leur utilisation soulève des interrogations sur lesquelles Micah Murray est en train de se pencher. Les non- et malvoyants ont en effet du mal à «avoir une représentation de l’espace et de la position de leur corps dans celui-ci. Nous cherchons donc à savoir si la canne électronique leur permettra de retrouver tout ou partie de cette fonctionnalité.» Autant dire que ces études soulèvent beaucoup d’espoir.