Que veut Daech ? Qui se bat contre qui en Syrie ? Le conflit est-il arrivé jusqu’ici ? Pourquoi les terroristes sont-ils souvent des dealers ? Les réponses de Bernard Wicht, enseignant en stratégie à l’UNIL et spécialiste des «guerres moléculaires» du XXIe siècle.
Depuis un peu plus d’un an, avec les attentats de Charlie Hebdo, l’Occident est plongé dans la perplexité. Les attaques se multiplient ; des villes paniquent (Bruxelles) ; la France prend des mesures policières sans précédent ; des vagues de réfugiés déferlent, et, surtout, plus personne ne comprend ce qui se passe, ici comme en Syrie. Pour y voir plus clair, Allez savoir ! a rencontré Bernard Wicht, qui enseigne la géostratégie à l’UNIL.
C’est la guerre ou pas ?
«Nous sommes en guerre», a dit et répété François Hollande après les attentats à Paris, en novembre 2015. Faux, «la guerre est en Syrie», a rétorqué Daniel Cohn-Bendit. A l’image de ces deux politiciens, l’opinion publique se demande comment qualifier les attaques de l’Etat islamique. Pour Bernard Wicht, cette perplexité générale a une explication : les conflits, notamment ceux menés par Daech, ont changé de nature. «C’est une guerre différente, hybride, mais cela reste une guerre par rapport à la définition de Clausewitz, qui pensait que les conflits armés sont la continuation de la politique par d’autres moyens. Avec Daech, on a affaire à des gens qui ont des objectifs politiques et qui sont prêts à utiliser des tactiques irrégulières, comme le terrorisme et le crime, pour les atteindre.» Nous sommes donc en guerre, mais autrement.
Depuis la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide, l’Occident a pu croire que la guerre était «devenue un phénomène de masse où ce sont les grandes puissances qui l’emportent», ajoute le géostratège de l’UNIL. Pourtant, l’avènement de l’arme nucléaire n’a pas signifié la fin de l’histoire des conflits. «Tous ceux qui n’avaient pas accès à une telle puissance de feu, ni à la très haute technologie ont élaboré d’autres formes de combat, poursuit Bernard Wicht. Ils ont privilégié la guérilla (frapper et disparaître). Ils ont optimisé les forces morales : le choix des combattants, leur préparation mentale, leur motivation, et ils ont travaillé sur les esprits et les cœurs plutôt que sur la technique. Dans les conflits du XXIe siècle, la modernité de l’armement n’est plus le facteur premier.» Ni le facteur décisif.
Si l’Etat islamique a frappé les esprits l’an dernier, à Paris notamment, Daech n’a rien inventé. «La révolution militaire, tactique, c’est de passer de la guerre «classique» à une guerre irrégulière, pour annuler l’avantage de l’adversaire», explique Bernard Wicht. «Au-delà du recours à la guérilla contre l’hyperpuissance, il s’agit surtout de rechercher systématiquement l’imbrication sur le champ de bataille proprement dit, ou par la pratique de la guerre moléculaire au sein des sociétés (attentats, etc.). On passe ainsi de la séquence concentration-manœuvre-destruction à celle de dilution-imbrication-destruction.»
Ce retournement remonte à 1942, quand les Japonais constatent qu’ils ne peuvent pas faire face à la puissance de feu américaine. Il se poursuit à travers la Guerre de Corée jusqu’au Vietnam. Aux orages d’acier délivrés par l’armée US, les adversaires répondent par la décentralisation, le recours au sous-sol et le combat rapproché (attaques-suicides, embuscades, minage, etc.), afin d’annuler le différentiel de puissance.
Et «comme il n’y a pas de droit d’auteur dans l’art de la guerre, on reproduit toujours ce qui fonctionne», observe Bernard Wicht. Les Tchétchènes font largement usage du procédé lorsqu’ils se retrouvent confrontés à la puissance de feu russe. Enfin, le Hezbollah a recouru à cette stratégie face à Israël. Et «avec Daech, cette tactique de la guerre irrégulière arrive à maturité».
Pour l’enseignant, Daech, «est l’accomplissement parfait du groupe armé à l’âge de la mondialisation. C’est l’armée, ou les armées que l’Europe aura probablement à combattre sur son territoire d’ici une décennie environ.» D’abord, parce que l’Etat islamique est une nouvelle forme d’organisation militaire et politique transnationale, qui est capable de recruter à la fois de jeunes recrues qui arrivent d’Europe ou d’ailleurs, mais aussi des mercenaires et des combattants qui ont une forte expérience, parce qu’ils ont fait la guerre en Irak contre les Américains, ou en Tchétchénie contre les Russes, ou qu’ils ont été se battre en Libye ou au Mali.
L’organisation islamiste peut susciter des vocations «sur la base d’un récit, relayé sur Internet, avec son projet de Califat qui propose une cause, voire une patrie, à des dizaines de milliers de jeunes, musulmans ou non, garçons et filles, qui se sont engagés», ajoute le chercheur. Ainsi, le projet de Daech se révèle beaucoup plus mobilisateur que celui d’Al-Qaida, qui peinait à séduire avec son image de desperados clairsemés qui criaient «Mort à l’Occident !» depuis les montagnes afghanes.
Daech a également compris que la mondialisation, c’est le règne du lowtech et du lowcost. A Paris, en novembre 2015, l’Etat islamique a porté des coups avec de petites équipes de 3-4 combattants armés de leur détermination et de leur kalachnikov, cette arme de guerre solide et bon marché, qui a justement été imaginée dans l’ex-URSS en prévision de ces combats de guérilla.
Et surtout, le Califat constitue un adversaire d’autant plus dangereux qu’il n’est pas toujours perçu comme réellement menaçant en Occident. A tort, assure Bernard Wicht qui, dans son livre Europe Mad Max demain ? a annoncé la multiplication des affrontements entre les Etats-nations actuels et des groupes sans territoire, mais dotés d’une réelle puissance financière et militaire. «Je pense que nous entrons lentement mais sûrement dans l’ère de la guerre civile moléculaire. Si la Suisse est encore épargnée, les attaques s’accélèrent ailleurs, notamment en France.» Dans un tel scénario, l’équilibre de la terreur change de niveau. Les tensions ne s’exercent plus entre Etats, ou entre des coalitions d’Etats. «Dans la guerre civile moléculaire, le conflit se déroule au niveau des individus, et c’est là qu’il faut empoigner le problème.»
Les individus, parlons-en. Parce que les «soldats» du djihad laissent les téléspectateurs occidentaux presque aussi perplexes que la question de savoir si nous sommes en guerre. Avec cette nouvelle trilogie formée de la kalachnikov, du Coran et de la drogue, le profil des kamikazes interpelle. On pensait trouver des fous de Dieu, et voilà qu’ils ressemblent à de petits dealers.
Pourquoi les terroristes sont-ils souvent des petits délinquants
C’est devenu une habitude. Quand on découvre la biographie d’un terroriste de Daech, ou quand un enquêteur détaille le résultat d’une perquisition chez des islamistes, on parle de trafic de drogue. Un mélange des genres qui ne surprend pas Bernard Wicht. Parce que ces liens avec le crime organisé «sont l’une des grandes caractéristiques des groupes armés à l’heure actuelle, que ce soit Daech, le Hamas (en Palestine), les Talibans (en Afghanistan) ou encore les FARC en Colombie. A la différence des armées conventionnelles, ces mouvements sont devenus capables de se financer par eux-mêmes», explique le chercheur.
Si la conquête des puits de pétrole à Mossoul, en Irak, a assuré un financement régulier à l’Etat islamique grâce aux livraisons clandestines de pétrole et de gaz, Daech se finance aussi via de nombreuses autres activités illégales : le trafic des antiquités, le commerce de la «drogue du djihad», le captagon, la vente d’esclaves ou d’otages, les trafics d’armes et autres extorsions ou rapines.
Là encore, Daech n’a rien inventé, mais a optimisé des pratiques déjà éprouvées. «Le crime et les guérillas, ça a été un mariage de raison, explique le géostratège de l’UNIL. Dans les années 80, l’OLP (en Palestine), mais aussi l’IRA (en Irlande), ne voulaient plus dépendre d’un parrain, comme l’URSS ou les monarchies pétrolières qui étaient là un jour et ne payaient pas le lendemain. Ils ont donc cherché un financement autonome. Comme c’étaient des mouvements considérés comme terroristes, ils se sont logiquement tournés vers l’économie grise, en particulier les trafics de drogue et d’armes, qui étaient en main du crime organisé.»
Ces réseaux maffieux pourraient encore constituer une porte de sortie, le jour où l’Etat islamique connaîtra des difficultés à défendre sa base arrière. On peut ainsi imaginer que, si Daech devait être contré en Syrie, il sera capable de se rematérialiser en Libye (voire en Europe), en faisant passer ses combattants dans le flux des réfugiés, pour les réarmer sur place grâce aux trafics d’armes.
Là encore, rien de nouveau. Dans un passé récent, de nombreux agents des anciens services secrets du Bloc soviétique se sont reconvertis dans le crime organisé après la chute de l’URSS. «Les ex-espions comme les ex-terroristes peuvent devenir des maffieux comme les autres, note Bernard Wicht. Ils peuvent même devenir plus efficaces, parce qu’ils connaissent les canaux et les coulisses de ces mondes parallèles.»
Pourquoi les musulmans sont-ils les principales victimes de Daech
On l’entend sans cesse : les musulmans seraient les premières et les plus nombreuses victimes des terroristes. Reste à comprendre qui tire sur qui. L’exercice est un véritable défi, parce qu’il y a plusieurs conflits en un, et qu’ils sont fortement entremêlés.
La première guerre est menée par l’Etat islamique qui cherche à conquérir un espace pour installer son Califat, notamment aux dépens du président syrien Bachar el-Assad et des Kurdes d’Irak et de Syrie, en attendant de mettre la main un jour, «Inch’Allah», sur l’Arabie saoudite et les lieux saints de l’islam.
Un deuxième conflit fratricide oppose, dans la même région, les différents groupes islamistes comme Al-Qaida, Al-Nosra ou Daech, qui s’affrontent dans une guerre darwinienne pour devenir le leader de ce mouvement.
Un troisième conflit oppose les Kurdes aux Turcs. Depuis quelques mois en effet, les soldat-e-s kurdes se battent au sol contre les hommes de l’Etat islamique, et gagnent des batailles, comme à Kobané. Des succès qui inquiètent Ankara. «Pour le Gouvernement Erdogan, sunnite et pro-islamiste, il semble difficile d’admettre un Kurdistan qui ait une quelconque autonomie, observe Bernard Wicht. Pourtant, les cantons kurdes de la région Syrie – Irak sont en train de s’autonomiser, et on ne reviendra pas en arrière», même si les Turcs semblent prêts à tout pour briser cet espoir, quitte à jouer double jeu avec l’Occident en soutenant Daech en sous-main tout en bombardant les Kurdes.
Enfin, pour donner une image plus complète du conflit, il faut évoquer la grande guerre de religion que se livrent désormais les sunnites et les chiites, les frères ennemis de l’islam. Ces deux courants sont de très vieux adversaires (lire le numéro 60 d’Allez savoir !), qui s’affrontent aujourd’hui dans un contexte totalement inédit. Notamment parce que les chiites – qui ont toujours été considérés comme minoritaires dans l’islam – «sont devenus dominants aujourd’hui», observe Bernard Wicht.
Près de quarante ans après le retour triomphant de l’ayatollah Khomeini, les Iraniens (très majoritairement chiites) font leur grand retour sur la scène internationale. Ce nouvel Iran est devenu un acteur incontournable dans la région, qui étend désormais son influence au grand bloc chiite de l’Irak, mais encore à une partie du Liban et de la Palestine, via le Hezbollah, sans oublier la Syrie, en soutenant le président Assad (qui est alaouite, une branche du chiisme). «Contrairement aux pays arabes, l’Iran a réussi sa révolution nationale. Celle-ci, comme toute autre révolution, a connu sa phase de terreur, de liquidations, de guerres extérieures, mais maintenant, on voit émerger une nation iranienne moderne prête pour l’âge global», estime le géostratège de l’UNIL.
Face à ces chiites, qui n’ont jamais été si forts, les sunnites font pâle figure. La Turquie et l’Arabie saoudite ont vu leur allié traditionnel, les Etats-Unis, diversifier ses alliances et tendre la main aux Iraniens. Ils ont encore entendu le président russe Vladimir Poutine afficher son soutien à «l’axe chiite». Et surtout, ils doivent bien constater que, «depuis la décolonisation, l’islam sunnite n’a jamais réussi à incarner un courant national ou panarabe ; les nationalismes arabes de la période Nasser étaient laïques», observe Bernard Wicht.
Ce qui n’empêche pas les sunnites – et notamment Daech – d’espérer. «On doit se demander si les Printemps arabes n’ont pas montré qu’il était désormais possible de bousculer les régimes en place, pour les remplacer par ce grand Califat» que les sunnites regrettent depuis 1924, et le démantèlement de l’Empire ottoman. «Les sunnites peuvent estimer que les chiites ont été les premiers à réussir leur révolution, et vouloir y arriver eux aussi.»
Quand l’empire décline et les périphéries contre-attaquent
Elle est bien finie, l’époque où les présidents Bush se considéraient comme les gendarmes du monde. «En 2003, les Etats-Unis entraient en Irak contre l’opinion mondiale, sans l’aval de l’ONU et sur la base d’un grand mensonge, pour tout régler. Et une décennie plus tard, il ne reste que quelques drones et de rares forces spéciales. C’est un retrait colossal et très symbolique.» L’hyperpuissance recule, ce que le géostratège traduit «en termes de déclin». A l’inverse, la Russie regagne du terrain, «parce que le président Poutine a compris que les Etats-Unis s’essoufflent et donc, en bon stratège, il saisit l’occasion pour agir, notamment en Ukraine et en Syrie».
Pour Bernard Wicht, ce déclin de l’Empire américain fait penser à la chute d’une autre civilisation. «Pour le grand historien Toynbee, c’est l’affirmation violente de l’Empire romain qui a provoqué la sécession des périphéries et, de là, l’affrontement empire/barbares», rappelle le géostratège de l’UNIL qui tente d’interpréter la situation stratégique actuelle sous l’angle proposé par Toynbee : «Jusqu’à la fin de la Guerre froide, nous étions dans une logique de guerres entre Etats. Désormais, nous sommes entrés dans une logique de guerre entre l’empire et ses périphéries. Nous avons colonisé le monde entier, le monde parle nos langues, l’anglais, le français, l’espagnol ou le portugais, mais, désormais, l’Occident a perdu son pouvoir de séduction et les périphéries se retournent contre l’empire…»
Aujourd’hui, les périphéries adoptent l’hypertechnologie mais rejettent les valeurs occidentales. «Dans cette logique du conflit entre l’empire et les barbares – le terme ici n’est pas péjoratif, c’est celui utilisé dans l’historiographie gréco-romaine, précise Bernard Wicht – il y a eu une première étape avec la période de décolonisation, dans les années 1945-1975, quand les périphéries renvoyaient l’empire chez lui. Puis il y a eu la deuxième étape, avec, notamment, la Révolution iranienne de 1979, où le message était : vos valeurs ne sont pas les nôtres. Et nous voilà dans la troisième étape, après le 11 septembre 2001, quand les périphéries frappent l’empire.»
La bonne nouvelle étant, dans cette affaire, que l’histoire ne se répète pas. Surtout quand les peuples se souviennent de leur passé, ce qui leur évite généralement de le revivre.