Comme les dictionnaires, le langage scientifique s’élargit au fur et à mesure que des termes, mots ou concepts touchent au phénomène de mode. Depuis un certain temps, c’est le quantified self, le soi quantifié en français, qui occupe les esprits. Mais au fond, qu’entend-on par là? «Ce concept reflète un mouvement devenu un vrai phénomène de société», lance d’emblée Maria del Rio Carral, maître assistante à l’Institut de psychologie, qui poursuit une recherche au sujet des usages et de la perception des objets connectés. «Le terme suppose qu’il est possible aujourd’hui d’objectiver le subjectif.»
Selon la chercheuse, tenter de se connaître à travers les chiffres n’est pas un fait nouveau. L’être humain dispose de balances pour mesurer son poids, les cabinets de médecins regorgent d’engins pour définir une tension ou un rythme cardiaque, les chronomètres enregistrent depuis longtemps le temps de course des sprinters. Ce qui a toutefois changé avec les objets connectés, comme les nouvelles générations de montres ou les smartphones, c’est le souhait de mettre des chiffres sur l’ensemble des activités quotidiennes grâce aux évolutions technologiques et au partage des données via Internet. Les fonctions corporelles donc, mais aussi ce qui touche à l’esprit et à l’affectif. «Or, nous manifestons parfois les mêmes réactions physiologiques pour des évènements qui ont un sens subjectif extrêmement différent. Un individu peut émettre les mêmes indices de transpiration ou de battements de cœur le jour de son mariage qu’au moment de la signature de son acte de divorce. Alors que ce sont des expériences très différentes.»
Question de contexte
La complexité, voire une forme de danger, réside dans l’interprétation des données. Si chiffres il y a, encore faut-il savoir ce qu’ils racontent vraiment et le sens qui leur est accordé. Car la démocratisation des objets connectés peut avoir des effets pervers sur le vécu d’activités du quotidien. «Si une application indique que je me suis réveillée douze fois au cours de la nuit, sans que je m’en rende compte, je vais peut-être me sentir fatiguée. Ce qui n’aurait probablement pas été le cas si je n’avais pas accès à cet outil.» Pour Maria del Rio Carral, le quantified self reste pour l’heure le fait d’un petit groupe, des happy few ou des geeks. Il se base sur une vision occidentale du corps, souvent fondée sur la performance. «Un grand nombre de personnes ne voit pas d’utilité à avoir des objets connectés sur soi. Leur usage dans un but de wellness est souvent normatif: marcher 10 000 pas au quotidien, manger sain, etc. Ailleurs, dans un autre contexte, une autre culture, la vision de la santé peut être très différente. Pour beaucoup, la priorité est d’avoir accès au système de soins, par exemple.»
Reste que le concept fait parler, jusque dans les sphères scientifiques. «Le quantified self fait effectivement beaucoup de bruit, parce que cela touche à la santé, devenue un bien, souligne la chercheuse. Elle a aujourd’hui un coût. Donc, les objets connectés ont pour but de responsabiliser davantage l’individu à rester en bonne santé.»