Ces dernières décennies, les lois suisses sont devenues très répressives en matière de circulation routière. A l’inverse, les voleurs, dealers et autres pickpockets ont découvert que leur activité préférée était mieux tolérée que par le passé. Retour sur une polémique brûlante.
Il ne se produit plus un fait divers très médiatisé sans qu’un politicien ne propose de modifier la loi. Quand la France découvre, choquée, le parcours de Mohammed Mehra, le serial killer qui a frappé à Toulouse et à Montauban, Nicolas Sarkozy annonce aussitôt qu’il faut revoir le droit pénal. Comme l’enquête révèle que le terroriste a visionné en boucle des vidéos montrant des crimes commis par Al-Qaida, le président français suggère derechef que «toute personne qui visite régulièrement des sites internet terroristes» puisse être punie pénalement.
Et parce que Mohammed Mehra a fait un séjour en Afghanistan, où il a peut-être été entraîné au maniement des armes, Nicolas Sarkozy exige que «toute personne qui se rend à l’étranger pour y suivre des travaux d’endoctrinement à des idéologies conduisant au terrorisme» soit désormais punissable.
Cette tentation permanente de réécrire le droit pénal dans l’émotion irrite le criminologue de l’UNIL André Kuhn. «On a ce réflexe de croire que le droit pénal permet de résoudre tous les problèmes, ce qui est loin d’être le cas.» Les faits divers qui défraient la chronique et qui font réagir les médias et les politiciens «sont souvent des exceptions. On réclame des modifications éclair de la loi pour des cas rarissimes, comme l’enfant qui se fait mordre par un chien, alors qu’on devrait en premier lieu faire les lois pour la majorité des cas. Des super-chauffards, qui ont aussi provoqué des débats médiatiques et politiques, on en attrape trois par année. Or, si on voulait vraiment faire de la prévention en matière de circulation routière, on n’attendrait pas que les crimes soient commis, on ferait de la prévention technique sur les véhicules.»
Des votations en rafale
La Suisse, pourtant, n’échappe pas aux débats passionnés qui éclatent à chaque fois qu’un fait divers fortement médiatisé incite les politiciens à réagir. Ces dernières années, le pays a dû se prononcer à plusieurs reprises sur des textes visant à durcir les lois pénales inspirées par des crimes spectaculaires. On pense ici à l’internement à vie pour les délinquants sexuels ou violents jugés très dangereux (accepté en 2004). Mais encore à l’imprescriptibilité des actes de pornographie enfantine (votée en 2008) et au renvoi des étrangers criminels, qui a séduit une majorité du peuple et des cantons en 2010.
S’y ajouteront peut-être les mesures imaginées contre les super-chauffards par l’organisation Road Cross, et le texte qui voudrait interdire aux pédophiles de travailler avec des enfants, deux initiatives qui ont obtenu suffisamment de signatures pour être prochainement soumises au vote des Helvètes.
Les politiciens sont pleins d’idées, à gauche comme à droite
Et la liste est loin d’être exhaustive. Car à droite comme à gauche de l’échiquier politique, les élus multiplient les propositions visant à faire évoluer le droit pénal. L’UDC s’est souvent profilée sur ce terrain, mais elle n’est de loin pas la seule. Chez les écologistes, on a récemment entendu Maja Ingold suggérer qu’on inflige des amendes plus élevées à ceux qui téléphonent en conduisant (actuellement, c’est 250 francs d’amende pour un feu rouge grillé et seulement 100 francs pour un coup de fil au volant).
Dans un registre similaire, l’ex-conseiller fédéral socialiste Moritz Leuenberger avait pensé à «confisquer et envoyer à la casse» les véhicules des chauffards qui provoquent un accident. Côté libéral-radical, la conseillère d’Etat vaudoise Jacqueline de Quattro a plaidé à plusieurs reprises pour une révision de la loi sur les stupéfiants, afin que les petits dealers soient punis de prison ferme, avant de s’insurger contre «la loi qui est beaucoup trop laxiste envers les vrais chauffards et nettement trop sévère envers les conducteurs qui commettent de petites infractions».
Cette idée fait écho au slogan lancé par l’ex-procureur genevois Daniel Zappelli dans Le Matin, où il prétendait que «brûler un feu rouge coûte plus cher que vendre de la drogue dure», puisqu’un «petit trafiquant de drogue, arrêté pour la première fois, aura sa peine calculée en jours-amendes avec sursis, alors que celui qui brûle un feu rouge écope de 250 francs d’amende».
Sévérité pour les automobilistes, laxisme pour les dealers
Ces dernières décennies, en effet, la Suisse a fait preuve d’une grande sévérité envers les automobilistes. «Désormais, nous avons le droit le plus restrictif au monde en matière de sécurité routière, constate le commandant de la police jurassienne et chargé de cours à l’UNIL Olivier Guéniat. Ce que voulait montrer Daniel Zappelli, c’est que d’un côté, la loi nous dit qu’une série de comportements sur la route sont graves, et que, dans le même temps, la loi nous dit que le deal ou le vol à l’astuce ne sont pas graves, puisque ces comportements sont sanctionnés par les peines gags que sont des jours-amendes avec sursis. Les cambriolages, c’était grave il y a vingt ans, mais ça ne l’est plus aujourd’hui. Quand je constate qu’il y a 50’000 cambriolages en Suisse, mais que la loi met surtout des chauffards en prison, c’est choquant.»
Il y a eu un tour de vis dans certains domaines, et une libéralisation dans d’autres. Avec des variations parfois spectaculaires, ajoute Olivier Guéniat. «Souvenez-vous du cannabis. Quand j’avais 15 ans, celui qui se faisait prendre avec dix grammes en poche finissait en détention préventive et il était poursuivi pour trafic de stupéfiants. Aujourd’hui, pour la même quantité, il ne sera même pas dénoncé.»
Un système «qui fait la part belle aux crapules»
Ces critiques visent le nouveau Code pénal, qui a été introduit en 2007, et qui devait remettre nos lois au goût du jour. Il a surtout provoqué des polémiques sans fin. Dès son introduction, les critiques sont parties du terrain («ce système fait la part belle aux crapules», a écrit Olivier Guéniat dans l’une de ses chroniques), et elles ont très vite été relayées par les milieux politiques. Prolongées à Berne par le tandem formé d’Isabelle Moret (VD) et Christian Luscher (GE), ces attaques ont fini par porter. Au début avril 2012, la ministre de la Justice Simonetta Sommaruga a annoncé que le Code pénal 2007, dont l’évaluation n’est pas encore terminée, doit déjà être réformé.
La plus importante de ces révisions prévues par le Conseil fédéral concerne le retour des courtes peines de prison, qui avaient été remplacées par les jours-amendes avec sursis. A l’avenir, si le Parlement donne son accord, les juges pourront de nouveau prononcer cette sanction, a expliqué Simonetta Sommaruga. En même temps, la peine pécuniaire avec sursis, total ou partiel – les fameux jours-amendes avec sursis –, sera supprimée, «car son effet préventif suscite des doutes».
A charge pour cette première retouche de la réforme de «rétablir la confiance dans le droit pénal», espère Simonetta Sommaruga, dont l’annonce a été accueillie avec satisfaction par la majorité des élus qui avaient pourtant plébiscité le nouveau Code pénal version 2007, ce qui montre bien la difficulté qu’il y a de concevoir des lois pénales qui donnent satisfaction à la majorité du pays.
Les lois pénales suisses s’élaborent très lentement
Cette valse-hésitation entre l’introduction des jours-amendes et leur marginalisation, entre la libéralisation et le tour de vis, montre bien la difficulté qu’il y a à élaborer des lois pénales consensuelles. «C’est vrai que ces lois pénales s’élaborent extrêmement lentement et qu’elles provoquent toujours des débats passionnés», constate André Kuhn.
Car l’annonce des réformes faite par Simonetta Sommaruga n’est que le dernier épisode d’un feuilleton très long et très mouvementé. Tout commence en 1898, quand on imagine pour la première fois de codifier le droit pénal au niveau national. A partir de cet instant, il a fallu attendre 1918 pour que le Conseil fédéral publie un projet. «L’idée était tellement contestée qu’un référendum a été lancé, et le code n’a été adopté qu’en 1938, d’une courte majorité (53%). Après, il y a eu le début de la guerre et le texte n’est entré en vigueur qu’en 1942.»
Ce feuilleton interminable se répète à la fin du XXe siècle, quand on réfléchit une modification en profondeur de ce texte vieillissant. «Le processus est lancé en 1983, rappelle André Kuhn. Une commission d’experts s’y attelle, et un avant-projet officiel soumis à consultation. Après plusieurs rebondissements politiques et de longues discussions, le nouveau Code pénal est finalement adopté et il entre en vigueur au 1er janvier 2007.»
Les mentalités évoluent pendant que les experts travaillent
Cette révision longuement mitonnée par les experts, et largement acceptée par les politiciens du pays, suscite donc, elle aussi, de fortes critiques dès son introduction. Mesures «farfelues», «incompréhensibles», qui «font hurler de rire les voleurs», «texte soixante-huitard», «totalement inadapté à la criminalité du XXIe siècle»… Les jours-amendes ont suscité une avalanche de critiques dénonçant, pour l’essentiel, une inadéquation entre le texte et l’époque où il doit être appliqué.
Et si c’était là, justement, que le bât blesse? Car, s’il est vrai que la rédaction des lois est chronophage, il est tout aussi vrai que les mentalités évoluent pendant que les experts et les politiciens travaillent. Avec le risque que le texte finalement adopté, après tant d’années d’efforts, ne corresponde plus entièrement aux perceptions de l’époque. Parce que des nouveaux comportements sont apparus. Parce que notre sensibilité par rapport à certains crimes a évolué. Ou parce que le monde et les criminels qui sont visés par ces mesures ont profondément changé.
Avec le temps, certains comportements sont décriminalisés
«La perception de la gravité de certains actes peut effectivement varier énormément d’une époque à l’autre, admet André Kuhn. Il y a des comportements qui ont été décriminalisés en quelques décennies, comme l’objection de conscience, l’avortement, l’homosexualité, alors que d’autres sont désormais perçus comme bien plus graves que par le passé.» On pense forcément à la pédophilie, qui est jugée très sévèrement en 2012 alors qu’en 1968, des auteurs ouvertement pédophiles étaient invités dans des émissions littéraires. On pense encore au harcèlement sexuel, qui a provoqué la chute de Dominique Strauss-Kahn, alors que le droit de cuissage a été admis durant des siècles.
Pourtant, ces difficultés n’incitent pas André Kuhn à plaider pour des lois qui colleraient davantage à leur époque. «Heureusement qu’il y a de la résistance, car le public a toujours l’impression que la loi est laxiste. Quand on pose la question de manière subjective dans les enquêtes, plus de 50% des Suisses nous répondent que les sanctions ne sont pas assez sévères. Si on mesure la punitivité bêtement, on en arriverait donc à devoir condamner les cambrioleurs à mort!»
A l’inverse, Olivier Guéniat plaide pour que «la norme pénale s’adapte plus vite à la norme sociale». Parce que la petite et moyenne criminalité a profité du système absurde des jours-amendes. Le commandant de police constate cependant qu’il «est devenu extrêmement difficile de débattre rationnellement et calmement de ces sujets hypersensibles. Je dis souvent que je ne pourrais pas m’exprimer aussi librement, en expliquant ce qui se passe réellement sur le terrain, et en invoquant des arguments scientifiques comme je le fais, si j’étais soumis à réélection. Parce qu’on ne peut pas être élu avec des arguments de ce genre, estime Olivier Guéniat. Je fais septante débats par année, et j’y mesure la peur, un sentiment qui est confirmé dans tous les sondages.»
Reste à savoir quelles mesures rationnelles permettraient d’améliorer la situation. Olivier Guéniat propose aussitôt que les cas de flagrants délits comparaissent immédiatement devant la justice. «La grande criminalité, on la gère très bien, mais on a plus de difficultés avec la petite et la moyenne, qui sont surprotégées par nos lois. Si on pose les bases pour des jugements immédiats, on pourra mieux traiter ces cas légers qui créent de l’insécurité et qui exaspèrent la population. Actuellement, quand on attrape un voleur à la tire après un ou deux cas, la procédure administrative est tellement longue qu’on doit le relâcher avant d’en avoir terminé, de sorte que, quand on le reprend sur le fait, quelques jours plus tard, ce n’est même pas un cas de récidive, donc on fait comme si c’était la première fois! C’est un gag, et ça donne de très mauvais signaux à la population comme aux délinquants.»
Les mesures du XXIe siècle devraient être techniques
André Kuhn estime quant à lui que «les mesures du XXIe siècle devraient d’abord être des mesures techniques». Comme le droit pénal ne ralentit pas un chauffeur pressé, on devrait modifier les voitures avant de changer les lois. «Alors que les vitesses autorisées ne cessent de diminuer, l’industrie produit des véhicules qui peuvent dépasser les 200 km à l’heure. Il serait parfaitement possible de placer des GPS dans ces engins, et de décider que le système émet un son strident, voire ralentit ou bloque la voiture quand elle roule trop vite.»
On pourrait aussi brider les véhicules, comme c’était le cas des vélomoteurs des années 1970. «Avec des mesures de ce genre, il serait facile de prévenir la criminalité. Idem pour l’ivresse au volant, que l’on peut combattre efficacement avec des éthylomètres au volant, empêchant l’allumage de la voiture par une personne qui a trop bu. Ce sont des dispositifs qui vont progressivement s’imposer dans les voitures, comme la ceinture de sécurité s’est imposée», conclut le criminologue de l’UNIL.
Différencier la criminalité autochtone et le tourisme criminel
Olivier Guéniat suggère enfin de traiter différemment les petits criminels, selon qu’ils sont – ou pas – résidents dans le pays où ils commettent des délits. «Il faut admettre que la justice est en situation d’échec quand elle a affaire à des criminels sans statuts, qui ne partagent pas les valeurs de la société.»
Le policier suggère donc que l’on pense à appliquer de manière moins rigoureuse les grands principes du XVIIIe siècle qui voudraient que, devant la justice, tous les hommes sont égaux en droit. «Parce que la société ne le permet plus. Il y a eu un changement spectaculaire ces dernières décennies.»
Il s’agirait donc de faire une distinction entre la criminalité autochtone, et le tourisme criminel. L’idée est nouvelle et provocante. Olivier Guéniat s’en explique. «En criminalité, on évite de parler des profils des auteurs, parce qu’on s’expose à la stigmatisation. Le mot étranger, par exemple, est totalement interdit.» Observons au passage que ce tabou produit des effets collatéraux regrettables, puisque les rares études menées sur ce thème ont montré que les étrangers résidant en Suisse commettaient un nombre d’infractions très similaire à celui des Helvètes, information dont la publication plus régulière suffirait à calmer certains fantasmes xénophobes.
«Comme le mot étranger est interdit dans l’analyse de la criminalité, j’ai suggéré qu’on regarde depuis combien de temps les auteurs de délits vivent dans le pays où ils commettent un crime, parce que je suis persuadé qu’on va découvrir des différences entre ceux qui sont nés ici, ceux qui sont arrivés il y a cinq ans, et ceux qui ont passé la frontière il y a quinze jours», explique encore Olivier Guéniat.
Il faut trouver des lois qui s’appliquent à notre époque
«Actuellement, on ne peut pas le faire, et on applique les mêmes principes juridiques à tout le monde, que ce soit au père de famille qui vit ici, qui paie des impôts et qui a un travail, ou au criminel qui vient de passer la frontière pour commettre un maximum de délits. Et pourtant, ils ne font pas courir le même risque à la société. Ces grands principes ont été énoncés à une époque où la mobilité était moins importante qu’aujourd’hui. Or, ces cinquante dernières années, il s’est produit un changement spectaculaire. Mais on vit toujours en appliquant des fondamentaux imaginés dans un autre siècle, sans vérifier qu’ils sont encore valables.»
Il faudra donc se demander si les principes du XVIIIe s’appliquent au XXIe siècle. Comme il faudra décider si le Code pénal de 2007 s’applique tel quel en 2012… Quelle est la bonne mesure pour notre époque? On en revient toujours à cette question difficile. On comprend que la discussion soit sans fin.