Il est de bon ton de mépriser le fait divers et son support de prédilection, le tabloïd. Sensationnalisme, goût du morbide, voyeurisme, accusent les bien-pensants.Le fait divers est pourtant beaucoup plus riche que ces clichés simplistes ne le laissent entendre. Il fascine tous les lecteurs, populaires ou intellectuels, à commencer par Jean-Michel Adam, professeur à l’UNIL.
Tout le monde les lit, pourtant les faits divers n’ont pas bonne presse. On accuse en effet les journaux de s’en repaître pour mieux vendre, d’exagérer, presque d’inventer en somme un contenu tragique ou horrifiant à des fins commerciales. C’est ignorer que le rapport de filiation est inverse: la presse n’invente pas le fait divers, c’est le fait divers qui a inventé la presse.
«Dès le début de l’imprimerie, on a vu se développer ce qu’on appelle des «occasionnels», soit des feuillets qui paraissent à un rythme irrégulier, au gré des événements», rappelle Jean-Michel Adam. Vendus à la criée par des colporteurs, ces occasionnels étaient très lus; les mêmes histoires et leurs illustrations étaient recyclées régulièrement.
«Le fait divers est de toute façon une répétition, c’est d’ailleurs par là qu’il est puissant. Il raconte toujours la même histoire: «je t’aime, je te tue», l’incroyable et l’effroyable sont partout autour de nous. Appelant les dérives sécuritaires que l’on connaît, le fait divers appelle et sert les politiques de contrôle policier de notre société», rappelle Jean-Michel Adam, professeur de linguistique française à l’UNIL.
Un serial killer dans un conte
Dans ces occasionnels, puis dans les «canards» développés dès le XVIe siècle, on trouve aussi bien les anecdotes de la grande et de la petite histoire que des contes passés par la Bibliothèque bleue et publiés de façon indépendante. Ainsi «La Barbe bleue» de Perrault. Ce conte est imprimé régulièrement dans les occasionnels, car, précise Jean-Michel Adam, «Perrault ne raconte pas autre chose que l’histoire d’un tueur en série démasqué grâce à la curiosité de sa dernière épouse et l’aide de ses frères et soeurs».
Les liens entre ce genre journalistique et la littérature intéressent particulièrement le professeur de linguistique française à la Faculté des lettres de l’UNIL, qui leur a consacré divers enseignements, enseignements qui ont inspiré de nombreu mémoires et thèses défendus à l’UNIL. Et il se propose de se pencher une nouvelle fois sur ce thème au semestre d’été 2007.
«Une de nos spécialités, à l’Université de Lausanne, est l’analyse des discours. Nous nous intéressons à la publicité, au discours politique et à la presse écrite, précise-t-il. Mais nous interrogeons aussi les liens entre ces discours et la littérature.»
Une source d’inspiration pour les écrivains
De nombreux écrivains ont, de tout temps d’ailleurs, trouvé dans d’authentiques faits divers une source d’inspiration. Au XVIIe siècle déjà, François de Rosset et Jean-Pierre Camus racontent des «histoires tragiques» destinées à un public plus érudit que celui des occasionnels.
Si le contenu est le même (viols, meurtres, accidents), Jean-Pierre Camus poursuit un dessein d’édification religieuse. Il montre au travers de ces catastrophes personnelles ou naturelles comment le péché et les vices entraînent les pires désastres.
Le fait divers n’occupe pas de fonction aussi précise dans les périodiques où il continue de jouir d’une place de choix, au cours du XVIe siècle (naissance du premier périodique, «La Gazette», de Théophraste Renaudot), du XVIIe et du XVIIIe siècle.
Une femme et six enfants tués? Les ventes décollent
Au XIXe siècle, le fait divers continue de jouer un rôle majeur dans la transformation et surtout l’essor de la presse moderne. Le premier quotidien populaire, «Le Petit Journal» (1863), est l’organe par lequel l’information touche les masses. Financé entre autres par la publicité, il est vendu un sou. S’il séduit les foules, c’est certes dû à son prix enfin abordable, mais aussi à la présence de nombreux faits divers.
«Son succès est lié de très près à l’affaire du tueur de Pantin, Jean-Baptiste Troppmann, qui assassine coup sur coup les parents Kinck et leurs six enfants», rappelle Jean-Michel Adam. Les forfaits, le procès et l’exécution du criminel, racontés en feuilleton, font passer le tirage du Petit Journal de 350 000 à 600 000 exemplaires par jour.
Depuis, le fait divers remplit les bonnes pages des journaux. Il n’est toutefois pas toujours tiré en longueur. En 1906, Félix Fénéon, écrivain critique et anarchiste, éditeur des «Illuminations» de Rimbaud, rédige des «nouvelles en trois lignes», publiées dès 1906 dans «Le Matin de Paris».
Ses brèves résument en quelques mots bien choisis une catastrophe entière, et reflètent sa vision ironique d’un monde absurde: «Dans le lac d’Annecy, trois jeunes gens nageaient. L’un, Janinetti, disparut. Plongeon des autres. Ils le ramenèrent, mais mort.» Même humour noir du récit autour du dernier souffle d’un malheureux: «A peine humée sa prise, A. Chevrel éternua et, tombant du char à foin qu’il ramenait de Pervenchères (Orne), expira.»
Pourquoi aimons-nous les catastrophes?
Ce qui explique l’intérêt, voire la fascination du plus grand nombre n’est cependant pas la recherche d’un art de la brièveté d’un Fénéon. Pourquoi, depuis 600 ans ou plus, l’esprit humain se délecte-t-il du récit des pires catastrophes? Les explications sont variées, sans être nécessairement exclusives, comme sont diverses les définitions du fait… divers.
Les chercheurs qui se sont penchés sur ses caractéristiques sont tout de même d’accord sur un point: le fait divers est l’irruption du désordre dans l’ordre du monde (un fils tue son père, une mère ses enfants), de l’irrationnel dans le rationnel (un homme ment durant des lustres à sa famille, se déclarant médecin alors qu’il a raté tous ses examens et est sans emploi; il s’invente un mode de vie en rapport avec sa fable). Bref, le lecteur se retrouve toujours, par essence, pris au dépourvu face à l’incompréhensible, en déficit de sens.
Pour Jean-Michel Adam, «c’est là tout l’intérêt du genre. Face à une causalité déficiente (Roland Barthes parlait de causalité amputée), certains faits divers rejoignent les mythes antiques: OEdipe, Médée, l’époux monstrueux, c’est ce qu’André Breton nommait «l’infracassable noyau de nuit». Ce sont «ces pensées prélogiques qui foisonnent dans notre monde civilisé» que traquaient Sartre et Simone de Beauvoir en achetant «Détective». Même en le développant à l’extrême, aucun récit ne répond à ce mystère: qu’est-ce qui fait que soudain, les gens passent à l’acte? C’est la réponse à cette question que cherchent sans fin les lecteurs.»
Sonia Arnal
A lire:
Plusieurs thèses dirigées par Jean-Michel Adam se sont inscrites dans le cadre de l’analyse de discours: Annik Dubied, «Le fait divers dans la presse francophone européenne contemporaine. Caractérisation et significations d’un genre médiatique à dominante narrative», Droz, 2000,
et Gilles Lugrin, «Généricité et intertextualité dans le discours publicitaire de presse écrite», Peter Lang, 2004.
Thèse de Joël Zufferey, «Le discours fictionnel. Généricité et fictionnalité autour des nouvelles de Jean-Pierre Camus», Peeters, 2005, également sous la direction de Jean-Michel Adam.
Franck Evrard, «Fait divers et littérature», Paris, Nathan, 1997, 128 p., Revue Archipel, No 4, Littérature et fait divers, décembre 1991.