Traditionnellement, dans le champ littéraire, les activités de lecture et d’écriture appartiennent à des espaces clairement différenciés, tant d’un point de vue social ou culturel que d’un point de vue cognitif. Un auteur produit un texte à visée esthétique, qui acquiert son statut littéraire à travers un processus éditorial qui le transforme en marchandise culturelle. Le lecteur, quant à lui, transforme cette marchandise en une expérience esthétique plus ou moins enrichissante et contribue, par son achat et ses éventuels commentaires, à légitimer la littérarité du texte. Dans cet échange, on remarque que l’éditeur joue un rôle essentiel?: il préserve la valeur des textes en les soumettant à un processus de sélection, ce qui permet aux auteurs de se distinguer.
Le monde de l’édition produit ainsi une frontière pratiquement infranchissable pour les lecteurs qui se rêveraient auteurs. Par ailleurs, sur un plan cognitif, on peut souligner une asymétrie?: ainsi que l’affirmait Sartre, pour l’écrivain, «?le futur est une page blanche, au lieu que le futur du lecteur ce sont ces deux cents pages surchargées de mots qui le séparent de la fin?». Les théories formalistes aussi bien que l’histoire littéraire ont contribué à renforcer cet écart en fondant le discours critique sur une description objective du texte et de son contexte, disqualifiant les projections des lecteurs, c’est-à-dire la part subjective, passionnelle et imaginative de l’interprétation.
Ainsi que le soulignent les travaux menés dans le domaine en expansion des humanités digitales (lire également l’article), des mutations affectent cet équilibre précaire?: d’un côté, Internet et les livres électroniques rendent la frontière éditoriale de plus en plus poreuse. La diffusion (certes restreinte) d’un texte à visée esthétique devient alors à la portée de chacun, que ce soit via Facebook, sur des blogs, ou des sites de «?fanfiction?». Aujourd’hui, de plus en plus d’auteurs-lecteurs partagent gratuitement leurs productions avec d’autres auteurs-lecteurs, sans passer par le processus de sélection éditorial, de légitimation et de marchandisation des objets culturels. C’est donc le verrou éditorial qui est en train de sauter dans le monde numérique.
Du côté du monde académique, on peut aussi remarquer une redistribution des cartes entre auteurs et lecteurs. Les cours d’écriture créative florissent à la Faculté des lettres?: par exemple ceux de Jérôme Meizoz ou d’Anne-Lise Delacrétaz. Marc Escola a, quant à lui, posé les fondements d’une Théorie des textes possibles en retenant de Pierre Bayard «?l’idée qu’un lecteur n’est nullement tenu d’adopter les conclusions auxquelles l’auteur prétend s’arrêter, que la critique littéraire peut donc être la continuation de la création par d’autres moyens, et qu’en définitive il n’y a jamais bien loin de la lecture d’une œuvre à sa réinvention ou réfection?».
Pour ma part, j’ai essayé de montrer qu’une approche interactive des récits transforme en profondeur notre façon d’appréhender l’intrigue, qui ne se contente pas de raconter une histoire, mais projette aussi, grâce au lecteur, un vaste réseau d’histoires virtuelles. Avec Antonio Rodriguez, nous avons récemment dirigé un numéro de la revue Etudes de Lettres consacré au retour des passions dans la théorie et l’enseignement de la littérature (*). Cet ouvrage souligne l’importance croissante de la subjectivité de l’interprète, et la médiation essentielle que constituent les biographies de lecteurs, usagers ordinaires de la littérature ou auteurs célèbres. En effet, l’expérience concrète, passionnelle, personnelle que le lecteur noue avec le texte ne peut être approchée, discutée ou même didactisée qu’à travers les récits de lectures. Ecriture et lecture apparaissent ainsi comme des activités différenciées, mais de plus en plus intriquées.
*Les passions en littérature. De la théorie à l’enseignement?», Etudes de Lettres, n° 295, 2014.