Ces insectes sociaux ont trouvé des antibiotiques et des antifongiques efficaces. Les fourmis savent aussi contrecarrer le processus du vieillissement. Autant de connaissances dont les humains aimeraient s’inspirer. Tour d’horizon avec Laurent Keller, spécialiste des fourmis à l’UNIL.
Les antibiotiques, qui luttent contre les bactéries, et les antifongiques, si efficaces contre les champignons, ont largement fait leurs preuves dans la lutte contre de nombreuses infections des humains, mais leur efficacité est actuellement menacée par la résistance que leur oppose un nombre toujours plus grand de microbes. C’est en quelque sorte la rançon du succès: ces médicaments ayant été trop fréquemment – et souvent trop mal – utilisés, plusieurs bactéries ou champignons parasites s’y sont adaptés et les ont rendus inopérants.
Le phénomène est suffisamment inquiétant pour que biologistes et médecins tentent de prendre les micro-organismes de vitesse et s’acharnent à mettre au point de nouvelles classes d’antibiotiques et d’antifongiques. Dans cette quête – et aussi surprenant que cela puisse paraître -, les fourmis pourraient leur fournir une aide précieuse. Tout particulièrement les fourmis champignonnistes qui font grand usage des «produits pharmaceutiques» pour protéger leurs cultures.
Il y a 50 millions d’années, les fourmis inventaient l’agriculture
Les fourmis du genre «Atta», et notamment celles de l’espèce «Acromyrmex» qui peuplent l’Amérique du Sud et du Centre, vivent en symbiose avec des champignons. Il s’agit essentiellement de lépiotes qu’elles ne se contentent pas de récolter; elles les cultivent réellement.
Des ouvrières de la colonie s’en vont régulièrement ramasser toutes sortes de végétaux – feuilles, fruits, fleurs ou brins d’herbe – qu’elles rapportent à la fourmilière. Une fois arrivées au nid, elles déposent leur fardeau. D’autres ouvrières, généralement plus petites, découpent cette matière végétale en fragments, l’écrasent et la pétrissent afin de la transformer en une pâte spongieuse sur laquelle leurs champignons pourront pousser.
Ce qui fait dire à Laurent Keller, directeur du Département d’écologie et d’évolution de l’UNIL et réputé myrmécologue (comme l’on nomme les spécialistes des fourmis), que ces «Atta» ont «inventé l’agriculture. Elles ont en effet commencé à cultiver leur jardin il y a 50 millions d’années», bien avant que les «Homo sapiens» n’en fassent autant, 10’000 ans avant notre ère.
Fourmis et champignons ne peuvent plus se passer l’un de l’autre
Cette symbiose est, selon Laurent Keller, un exemple de «mutualisme obligatoire», dans la mesure où les insectes et les végétaux ne peuvent plus se passer les uns des autres. Chacune des deux parties trouve en effet largement son compte dans l’association.
Pour les «Acromyrmex», l’avantage est double. Ces fourmis sont friandes de lépiotes dont leurs larves tirent l’essentiel de leur nourriture. En outre, «les ouvrières profitent des enzymes du champignon pour digérer la cellulose des plantes, ce qu’elles sont incapables de faire sans eux», explique le myrmécologue de l’UNIL.
Quant aux champignons, ils profitent des bons soins que leur prodiguent les fourmis, qui se conduisent en cultivatrices zélées. Non seulement elles prennent soin de fertiliser leur jardin, mais elles arrachent aussi les hyphes dont la croissance est trop lente, et elles replantent ces filaments de mycélium sur de la pâte végétale fraîchement préparée.
Pour protéger leurs cultures, les fourmis utilisent un fongicide
Mieux encore: elles protègent aussi leurs cultures contre les prédateurs et les parasites. Car, non contentes d’avoir inventé l’agriculture, les fourmis sont aussi les premières à avoir eu recours aux antifongiques.
Les «Atta» sont très sélectives: chaque colonie a sa propre variété de champignon. Au point que, lorsqu’elles ont élu leur lépiote, les ouvrières empêchent toute autre souche de pousser à proximité. «Si, dans une même fourmilière, il y avait plusieurs lignées de champignons, ces dernières investiraient plus dans la compétition que dans la croissance», avance Laurent Keller, ce qui priverait les fourmis d’une partie de leur pitance. Toutefois, ces monocultures présentent un risque: elles sont très sensibles aux parasites. Mais, en bonnes cultivatrices, les fourmis ont trouvé la parade.
Fourmis, champignon et bactérie forment un «ménage à trois réussi»
Depuis longtemps, des entomologistes avaient remarqué que la cuticule des ouvrières (l’enveloppe externe de leur thorax) était recouverte d’une poudre blanche, et ils pensaient alors qu’il s’agissait d’une sécrétion de l’insecte. Mais, il y a une dizaine d’années, Cameron Curie, qui travaillait alors à l’Université de Toronto, au Canada, a analysé cette substance, et «il a constaté qu’il s’agissait en fait d’une bactérie filamenteuse du genre Streptomyces».
Or ce micro-organisme produit un antifongique dirigé contre un champignon – «Escovopsis» – qui est un parasite dangereux pour la lépiote. Pour protéger leurs cultures, les fourmis se sont donc – aussi – associées à une bactérie fongicide.
Fourmis, champignon et bactérie forment ainsi un «ménage à trois réussi», constate Laurent Keller. D’ailleurs, ajoute-t-il, «lorsqu’elles s’envolent de leur nid d’origine pour aller fonder leur propre colonie, les jeunes reines emportent avec elles, dans une poche située au fond de leur cavité buccale, quelques hydres filamenteux qui leur permettront d’ensemencer leur futur jardin de lépiotes, mais elles prennent aussi avec elles des bactéries».
Les fourmis sont des usines pharmaceutiques sur pattes
Les «Streptomyces» et autres bactéries du groupe des «Actinobacteria» «produisent diverses petites molécules biologiquement actives dont certaines sont devenues des médicaments utiles», constate Cameron Curie, qui travaille maintenant à l’Université du Wisconsin aux Etats-Unis. «Les fourmis sont des usines pharmaceutiques sur pattes», ajoute le bactériologiste.
Il a donc poursuivi ses investigations et, au printemps dernier, le chercheur a réussi à isoler et à purifier l’un des antifongiques employés par les fourmis pour protéger leurs lépiotes. Il a ainsi découvert une substance jusqu’alors inconnue, qu’il a appelée la dentigerumycine. Laquelle s’est révélée ralentir la croissance de «Candida albicans», une levure connue pour provoquer des infections fongiques chez les êtres humains.
Les chercheurs vont maintenant s’attacher à comprendre comment, au cours de l’évolution, les bactéries se sont adaptées pour lutter contre les parasites des champignons. Ils espèrent ainsi pouvoir élaborer de meilleurs antibiotiques et antifongiques qui seraient moins facilement confrontés au phénomène de résistance.
Fourmis et champignons sous un microscope
Y parviendront-ils? Laurent Keller ne se prononce pas. Il constate toutefois que, dans le cas des fourmis, «le processus a survécu au passage du temps, puisque les champignonnistes l’utilisent depuis des millions d’années, avec succès». C’est le signe que, dans l’affaire, elles ont sans doute bien des choses à nous apprendre.
Quoi qu’il en soit, pour étudier plus en détail les mécanismes de cette symbiose entre la fourmi et le champignon, une équipe danoise a projeté de décrypter les patrimoines génétiques des deux partenaires. «Nous allons participer à ces travaux en séquençant le génome des fourmis champignonnistes «Acromyrmex », précise le biologiste de l’UNIL qui compte ainsi mieux comprendre notamment comment, au fil du temps, «ces fourmis sont devenues hyperspécialisées dans leur nourriture».
Elles savent aussi contrecarrer le processus du vieillissement
Laurent Keller compte aussi entreprendre le séquençage du génome de la fourmi de feu – une redoutable espèce invasive – dans le cadre d’un consortium européen qui se penche sur les questions liées au développement et au vieillissement. Car s’il est un domaine où les fourmis peuvent s’avérer d’excellents auxiliaires de la recherche, c’est bien celui de la biologie du vieillissement.
Celui-ci est devenu une véritable problématique des sociétés industrialisées et un important sujet de recherche pour les biologistes et les médecins qui souhaiteraient pouvoir retarder ou contrecarrer les effets du passage des ans sur l’organisme humain.
Une reine vit beaucoup plus qu’une ouvrière, sa fille!
Or jusqu’ici, pour étudier les bases cellulaires, moléculaires et génétiques du vieillissement, ils ont essentiellement fait appel au ver «C. elegans», à la mouche du vinaigre ou à certaines levures. Ces organismes modèles sont bien connus et faciles à étudier, mais ils ont l’inconvénient de n’avoir qu’une courte durée de vie. Autant dire qu’ils ne sont pas des candidats idéaux lorsqu’il s’agit d’étudier le vieillissement.
Il en va autrement des fourmis qui, elles, peuvent avoir une longévité exceptionnelle. Après avoir comparé la durée de vie de plus de cent cinquante espèces d’insectes de toute sorte, l’équipe de Laurent Keller a observé que les fourmis et les termites – insectes sociaux par excellence – «vivent en moyenne cent fois plus longtemps que leurs ancêtres solitaires, les guêpes et les blattes».
Les reines surtout peuvent atteindre un grand âge. La doyenne, une fourmi noire «Lasius niger» (une espèce que l’on trouve dans les villes et dans les prés), a vécu vingt-huit ans dans un laboratoire suisse. Sans atteindre ce record, les reines vivent quand même généralement entre dix et quinze ans.
En revanche, les ouvrières peuvent survivre entre deux mois et deux ans. Et c’est ce qui fait tout l’intérêt de ces insectes: à l’intérieur d’une même espèce, les reines peuvent vivre beaucoup plus longtemps que les ouvrières – leurs filles – avec lesquelles elles partagent pourtant une bonne partie de leur patrimoine génétique. Cela signifie que les différences de longévité observées «ne dépendent pas des gènes eux-mêmes, mais de la façon dont ces derniers s’expriment sous l’influence de facteurs extérieurs et de l’environnement», observe Laurent Keller.
Fourmis, papillons et êtres humains
«Nous allons étudier environ 10’000 gènes de reines et d’ouvrières de fourmis de feu, pour déterminer ceux qui sont exprimés préférentiellement», explique le myrmécologue de l’UNIL. Et les chercheurs lausannois vont se focaliser sur «ceux qui interviennent dans les processus du vieillissement, comme les gènes liés au métabolisme – notamment celui de l’insuline – à la production de radicaux libres ou à la réparation de l’ADN».
Parallèlement, une équipe néerlandaise mènera des recherches similaires sur une espèce de papillons qui, «selon qu’ils naissent au printemps ou en automne, appartiennent à deux morphes ayant des durées de vie différentes».
Cela permettra d’intéressantes comparaisons. D’autant que, toujours dans le cadre du consortium européen, d’autres laboratoires travailleront sur des mouches, des souris et même des hommes. «On retrouve en effet l’essentiel de ces gènes chez de nombreux organismes, y compris humains.»
Certes, toutes ces recherches «restent du domaine purement fondamental», souligne Laurent Keller, et il ne faut pas attendre d’elles qu’elles débouchent rapidement sur la découverte d’une pilule de la longévité. Il n’empêche. Elles montrent que les fourmis peuvent fournir aux biologistes des pistes intéressantes dans l’étude de mécanismes qui nous intéressent au premier chef, puisqu’ils concernent notre santé.
Elisabeth Gordon
A lire:
Laurent Keller et Elisabeth Gordon sont les auteurs de «La vie des fourmis» (Odile Jacob, 2006), dont la version en anglais, «The live of ants», a été publiée aux éditions Oxford University Press. Par ailleurs, ils ont écrit un chapitre consacré à la reproduction des fourmis dans l’ouvrage collectif «A l’origine du sexe», qui sera publié par Fayard en octobre prochain