En juin prochain, la Suisse organisera le championnat d’Europe de football. Elle y participera avec l’Allemagne, la France et l’Italie, ses grands voisins couverts de titres, et «meilleurs adversaires». Entre ces équipes, la rivalité va bien au-delà du sport. Voici pourquoi.
Stade de France, mars 2005. «Mais ils sont où…, mais ils sont où les p’tits Français…» Denis Müller se souvient comme si c’était hier de ce match entre la France et la Suisse. Le professeur d’éthique à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’UNIL est l’un des quelques milliers de supporters helvétiques un peu perdus dans la splendide enceinte parisienne, comble pour l’occasion. Et pendant une heure et demie au moins, ils chantent. Et lui aussi, bien sûr. Pour se donner du courage et surtout pour narguer l’adversaire traditionnel et néanmoins puissant voisin français. Jusqu’à se casser la voix.
«Le football, ses dieux et ses démons»
Le résultat final, 0 à 0, les récompensera de leur persévérance. Contre les héritiers des champions du monde de 1998, ce score nul et vierge vaut presque une victoire. Surtout acquis en terre étrangère. Et même si la star absolue Zinédine Zidane et le gardien emblématique Fabien Barthez n’ont pas joué ce soir-là.
Denis Müller se rappelle cette rencontre dans les moindres détails. Le jeu, l’ambiance, les enjeux, tout est inscrit dans sa mémoire. Et comme chez tous les amateurs de ballon rond qui se respectent, d’autres souvenirs d’une précision redoutable rebondissent à partir de là, d’une décennie à l’autre, entre les continents, les joueurs, les entraîneurs ou les équipes.
Il en a consigné une partie dans un livre qui vient de paraître aux éditions Labor et Fides, «Le football, ses dieux et ses démons – Menaces et atouts d’un jeu déréglé» (Collection: le champ éthique), comme de juste pour ce théologien passionné de terrain, de tous les terrains, et donc aussi des terrains verts.
Retrouver la Turquie après les incidents de 2005
Du reste, pour l’éthicien, le football est aussi un éternel recommencement, une chaîne ininterrompue de questions et de réponses, si possible. Ainsi le match des retrouvailles du prochain Euro, entre la Suisse et la Turquie, le 11 juin prochain à Bâle. Denis Müller a noté la mission de bons offices express du président de l’ASF, l’Association suisse de football, Ralph Zloczower, sur les rives du Bosphore, début mars. Avec l’objectif de tourner la page du «match de la honte» d’Istanbul, le 16 novembre 2005, et ses images de brutalités qui ont fait le tour de la planète. Il espère que «le public suisse sera à la hauteur de l’événement, puisque son comportement sera déterminant pour apaiser les esprits. Concrètement, l’espoir, c’est qu’il ne siffle pas l’hymne turc, donnant ainsi la preuve d’un sursaut de fierté, la seule façon de dépasser ce qui s’était passé au Stade de Suisse en 2005 (quand une partie du public avait sifflé, ndlr).»
Une tendresse pour l’Italie, des regrets pour l’Angleterre
Côté coeur, les ascendances italo-tessinoises de Denis Müller lui compliquent parfois sa vie de supporter. Lorsque le cas de la Suisse est réglé, c’est l’équipe italienne, forcément, qui a ses faveurs. Mais face au Brésil, pas d’hésitation, l’Italie ne fait plus le poids. Il y a des préférences footballistiques qui se respectent coûte que coûte, quels que soient les états de forme et les spéculations des spécialistes.
Pour dessiner plus précisément la carte des cotes müllériennes au moment des coups d’envoi, il faudrait encore tenir compte de ses compagnonnages au long cours avec les clubs de sa bonne ville de Neuchâtel, au gré des fusions, de l’antique Cantonal au Neuchâtel Xamax actuel.
Il faudrait aussi apprécier le poids des détours de la vie. Quand on connaît dans le détail la carrière du grand Bobby Moore, l’inoubliable capitaine de l’équipe d’Angleterre, championne du monde contre l’Allemagne en finale en 1966, on comprend que, cet été, le professeur de l’UNIL va regretter l’absence des Anglais à l’Euro suisse. Avoir été pasteur pendant deux ans à Londres, ça laisse forcément des traces.
Ces équipes qu’il fait bon voir perdre
Le supporter et théologien Denis Müller au Stade de France, ce mois de mars-là, qui voit en fin de compte l’équipe suisse tirer son épingle du jeu, ce sont des circonstances qui font la «complexité » d’une existence. Mais ce sont aussi des indices sportifs qui valent leur pesant de «simplicité». Au moins en apparence.
Une victoire helvétique ou un bon résultat contre la France n’est jamais anodin. Inutile de se le cacher. C’est un mauvais point pour l’un des adversaires préférés de la Suisse… et c’est toujours bon à prendre! La Suisse n’est pas seulement au coeur de l’Europe. Question football, elle est enserrée entre trois poids lourds à l’échelle mondiale, la France, l’Allemagne et l’Italie, qui sont devenus, au fil du jeu, ses références. Contre ces trois là, gagner ou perdre a un parfum tout particulier. A cause de ce voisinage géographique étroit et de la hiérarchie planétaire.
A force, vu de Suisse, ce trio a gagné une place de choix et pratiquement exclusive dans le palmarès des équipes qu’il fait bon voir perdre. Des perdants préférés en quelque sorte, les favoris d’un concours de pronostics à l’envers où on parie sur ceux qui ne devraient pas gagner l’Euro 2008, au lieu de ces sempiternelles mises sur les meilleurs! C’est la fameuse profession de foi arborée sur tant de T-shirts pendant la dernière Coupe du monde: «Je supporte deux équipes, la Suisse et n’importe quelle autre qui battra la France». Un ricanement pour mieux masquer la réalité.
Eliminer l’Allemagne, quel pied!
Les travaux tout récents de deux doctorants de l’Institut des sciences du sport et de l’éducation physique de l’UNIL ont clairement cerné ce voisinage détonant. Quand bien même ce n’était pas l’unique accent de leurs contributions présentées en primeur à un colloque scientifique en mai dernier à Lausanne et qui devraient être publiées prochainement (actes de la manifestation). Deux jours de réflexion sur le thème: «Le football en Suisse, enjeux sociaux et symboliques d’un spectacle universel».
Grégory Quin est remonté dans l’histoire, juste avant la Deuxième Guerre mondiale: «Football et construction nationalitaire en Suisse, les matchs Suisse- Allemagne lors de la Coupe du monde de 1938». A l’époque, on jouait en France pour les huitièmes de finale de ladite Coupe du monde et l’équipe suisse s’était imposée à la deuxième rencontre (4 à 2) contre l’Allemagne, après un premier résultat nul. Elle allait être néanmoins éliminée au stade suivant de la compétition, en perdant contre la Hongrie. Mais de l’avis général, ce match contre les Hongrois n’était plus qu’une péripétie… La «guerre» véritable, la Suisse l’avait déjà gagnée en éliminant l’Allemagne nazie.
Suisse-France, ou la revanche du cadet contre le grand frère arrogant
Lucie Schoch a décrypté une confrontation plus récente: «Les joueurs de football, ces héros. Le match France- Suisse de la Coupe du monde 2006, vu par la presse quotidienne et la télévision en France et en Suisse romande». Une rencontre dont Denis Müller avait suivi la répétition générale, en quelque sorte, au Stade de France, quelques mois plus tôt.
Par rapport à 1938, les temps ont considérablement changé, mais l’analyse médiatique laisse apparaître, plus d’un demi-siècle plus tard, en gros les mêmes constantes dans les discours, avant et après les chocs. Avec, en prime, «la reconstruction d’une identité nationale, face à une mondialisation qui fait peur».
C’est toujours le récit, décliné sur tous les tons, de la résistance du cadet face à son grand frère légèrement arrogant et sûr de lui, les faits d’armes de Morgarten convoqués à la rescousse, David face à Goliath, l’héroïsme du plus faible qui tente de faire échec au plus fort et qui y parvient… parfois.
Dans les commentaires après la cuisante défaite suisse (4 à 0) face à l’Allemagne à la fin du mois de mars dernier, on a retrouvé les mêmes antiennes, presque mot pour mot («Et à la fin, c’est l’Allemagne qui gagne», a notamment titré «Le Temps», reprenant une boutade célèbre de Michel Platini). Facilités journalistiques, peut-être, mais surtout, permanence des mêmes images nationales et des vieux schémas politico-sportifs.
Comme on se retrouve
Si les analyses des spécialistes de la gestion de fortune de l’UBS, qui avaient prédit, à juste titre, la victoire italienne lors du dernier Mondial allemand, tombent juste, il y a des chances pour que l’Euro 2008 soit l’occasion d’une nouvelle vérification de ces réflexes conditionnés.
Ces statisticiens voient en effet une finale entre l’Italie et la République tchèque à Vienne le 29 juin prochain: un des perdants favoris des Suisses en lice pour le titre suprême! Auparavant, la Suisse aurait éliminé, en quarts de finale, rien moins que la grande Allemagne ellemême, et qui plus est jouant très près de ses propres terres… Ce match ne s’annonce pas comme les autres (s’il a bien lieu!), mais il est vrai que les fins calculateurs de l’UBS Wealth Management Research n’ont pas pu tenir compte de la déculottée enregistrée fin mars par les joueurs suisses! Et enfin, cerise sur le gâteau pour les nombreux amateurs helvétiques de ce genre de spectacles, la France devrait disparaître dès le premier tour…
Le prétexte tout trouvé pour ressortir les fameux T-shirts antifrançais de 2006? Avec un bémol, les spécialistes de l’UBS s’étaient cassé les dents sur l’équipe tricolore dans leurs précédentes prévisions, puisqu’ils ne les avaient pas vus arriver en finale contre l’Italie pour l’attribution du dernier titre mondial.
Que restera-t-il des nations dans la mondialisation?
Reste à vérifier si les mêmes causes produiront encore longtemps les mêmes effets sur le front footballistique. Comme le souligne Jean-Loup Chappelet, professeur et directeur de l’IDHEAP, l’Institut de hautes études en administration publique, il faut se rappeler que le système sportif planétaire s’est bien mondialisé, mais que ses fondements restent encore nationaux, marqués par la fin du XIXe siècle. Le football ne fait pas exception à cette règle, même s’il n’est pas aussi universel qu’on le prétend, ou qu’on l’imagine, puisqu’il n’est encore qu’un sport très mineur dans des zones importantes, comme l’Australie, l’Océanie, l’Amérique du Nord ou le Japon.
Dès lors, une question s’impose: combien de temps cette tension entre la mondialisation progressive du sport le plus populaire de la planète et ses structures nationales pourra-t-elle subsister et se développer sans changer son paysage psychologique et identitaire en profondeur?
Fierté nationale ou chauvinisme borné
Combien de temps, dans ces conditions, le football pourra-t-il rester cette curieuse arche de Noé des valeurs nationales perdues ou en voie de mues radicales, voire de disparition? Où il est permis de manifester au grand jour un nationalisme (une fierté, ne pas confondre! souligne Denis Müller) exacerbé, avant, pendant et juste après un match, sans s’attirer des accusations de chauvinisme borné? Avec certaines limites, non écrites mais qui semblent néanmoins suffisamment claires… Voir la réprobation considérable qu’avaient provoquée, en France, les propos du leader du Front National, Jean-Marie Le Pen, visant la couleur et l’origine des joueurs de la fameuse équipe blackblanc- beur championne du monde, ou, en Suisse, l’apostrophe du patron tessinois de la Lega, Giuliano Bignasca, à l’endroit de l’équipe helvétique : «Trop de Noirs dans le onze de Suisse», s’était-il permis d’écrire en août dernier…
La Suisse découvre l’effet black-blanc-beur
A cela s’ajoute la montée irrésistible de forces internes au football qui contribuent à gommer les différences et à décaler les discours et les commentaires trop sensibles aux nostalgies marquées par les prééminences nationales (ou étatiques, les spécialistes de la question en discutent, parlant dans ce cas de «dénationalisation »). Contrairement aux apparences, le ballon rond ne serait donc pas seulement l’occasion d’un repli sur des frontières de plus en plus dépassées par les évolutions politico-commerciales, mais aussi un puissant vecteur d’ouverture. Une ambivalence à souligner. C’est, par exemple, en Suisse, l’assimilation venue des clubs, puis évidente dans l’équipe nationale, de joueurs issus directement ou indirectement des vagues successives de l’immigration. Denis Müller: «Un véritable changement de paradigme est en cours. En Suisse par exemple, toutes proportions gardées, c’est un effet black-blanc-beur à retardement qui se répand, envers et contre tout.»
Face à ce métissage progressif, les chauvinismes nationaux perdent leurs plumes. Avec des joueurs d’origine italienne, espagnole, turque, colombienne et d’ex-Yougoslavie, la Suisse rêve de battre l’Allemagne, la France et l’Italie, des équipes aussi mondialisées que la sélection de Köbi Kuhn.
Reste à savoir si, dans ces conditions, l’envie de voir l’élimination de nos «perdants préférés» gardera longtemps la même saveur.
Laurent Bonnard