Le retour du loup dans le canton de Vaud donne un coup de projecteur sur un phénomène de masse: l’arrivée de nombreuses espèces animales qui cherchent à s’installer dans les Alpes. Faut-il les laisser faire? Sinon, à quels visiteurs poilus ou plumés refuserons-nous l’asile? Ce sera le débat des prochaines décennies.
Cette fois, c’est confirmé. Depuis l’été dernier, le loup est arrivé dans le canton de Vaud. Un retour naturel et prévisible, quand on sait qu’il y a environ 150 grands canidés dans les Alpes franco-italiennes. Si personne n’accuse ici les «écolos» d’avoir réintroduit le loup, certains regrettent qu’un aussi gros prédateur vienne troubler la faune vaudoise, qui semblait vivre en parfait équilibre sans lui.
Stable, la faune vaudoise? Voire. Car, pour ce retour très médiatisé du loup, combien d’arrivées incognito et de lâchers clandestins? Et combien de disparitions restées inaperçues? En réalité, la faune vaudoise n’est pas en équilibre. Même aujourd’hui, elle reste en perpéson grand retour dans le canton de Vaud. Une photo du Service vaudois de la conservation tuel mouvement, avec des espèces qui de la faune en apporte la preuve, le 9 août 2007. s’affaiblissent, et d’autres qui essaient de s’installer.
La gestion de ces flux migratoires animaliers s’annonce comme l’un des problèmes majeurs que nous aurons à traiter dans les prochaines décennies. Aussi, pour mieux mesurer l’ampleur des changements qui interviennent, nous vous proposons un petit voyage en arrière, le temps d’une promenade en forêt dans les années 1900. Avant d’imaginer ce que pourraient devenir les forêts suisses vers 2100, et de mesurer l’abîme qui sépare ces deux époques.
Quand les forêts étaient quasi vides
Le promeneur qui s’aventurait dans les sous-bois vaudois, il y a un siècle, avait peu de chance de croiser des animaux. «La grande faune allait très mal», rappelle Daniel Cherix, professeur associé à la Faculté de biologie et médecine de l’UNIL, et conservateur du Musée de zoologie, à Lausanne.
«Dans les forêts du début du XXe siècle, il n’y avait plus de loup, plus de lynx, plus de cerf ni de bouquetin, plus de gypaète et presque plus d’aigles, poursuit Daniel Cherix. Il restait des chevreuils sur le Plateau, mais pas beaucoup. Il y avait aussi quelques renards près des fermes, et, quand on montait en altitude, des chamois et des marmottes…»
Vers 1900, la Suisse arrive au terme d’une évolution qui a vu d’une part les surfaces forestières se réduire considérablement, et d’autre part, les techniques de chasse se développer, spécialement les armes à feu. «Comme la chasse n’était pas réglementée au XVIIIe siècle, les populations animales ont très vite décliné, analyse Cornelis Neet, chargé de cours au Département d’écologie et évolution de l’UNIL et chef du Service vaudois des forêts, de la faune et de la nature. L’idée de réguler la chasse n’a été inscrite dans la Constitution fédérale qu’en 1875, et la Loi fédérale qui en a été tirée n’a été adoptée que bien plus tard. Grâce à ces changements, on a pu appliquer le principe de la régulation de la faune, qui a permis aux diverses populations animales de recommencer à croître.»
Les réintroductions commencent
Les Suisses des années 1900, qui se désolent de voir leurs forêts vides, ne se contentent pas de légiférer. Certains prennent des mesures plus actives. Clin d’œil de l’histoire : à cette époque, des chasseurs passent la frontière italienne pour aller chercher les ongulés manquants et les rapatrier illégalement au pays.
«En Suisse, le bouquetin est officiellement réintroduit, dans le canton de Saint-Gall, en 1911, mais les premiers lâchers remontent à 1906. Depuis, il s’est développé très vite», relève Cornelis Neet. «Dans nos régions, certains chasseurs font aussi de la contrebande de bouquetins et de cerfs, qu’ils vont chercher dans la région du Gran Paradiso, pour les réintroduire clandestinement dans les années 1930», ajoute Daniel Cherix.
Les charognards reviennent
Avec le retour progressif des ongulés, il devient possible d’envisager une nouvelle étape dans le repeuplement des forêts. Elle est franchie dans les années 1970, avec la réapparition des lynx, les premiers grands carnivores à revenir au pays des vaches. «Il y a eu à la fois des réintroductions officielles et contrôlées, et des lâchers sauvages», se souvient Cornelis Neet.
Le grand chat revenu, «il ne manquait plus que le charognard, le terminus de la chaîne alimentaire. Voilà pourquoi l’on a songé à réintroduire le gypaète à grande échelle. Avec environ 150 de ces grands rapaces dans les Alpes, dont trois petits nés en Suisse cette année, le programme arrive à terme», se réjouit Daniel Cherix.
Cette réintroduction a aussi été facilitée par le fait que l’on «a réussi à corriger la légende noire qui collait aux plumes du gypaète, pour convaincre le grand public qu’il ne mangeait pas les petits enfants. Savoir que cet oiseau se nourrit de cadavres a également facilité son retour», ajoute Nathalie Rochat, une biologiste formée à l’UNIL.
Précisons tout de même que ce programme a été réalisé à grands frais. «Quand j’étais coordinatrice des campagnes de Pro Natura, j’avais défendu l’idée de sponsoriser la relance d’un gypaète, se souvient Nathalie Rochat. Nous avions renoncé car cela représentait plusieurs dizaines de milliers de francs.»
Loup, y es-tu?
En 2007, c’est le loup qui pointe son museau pointu. Contrairement au lynx, le grand canidé n’a bénéficié d’aucune aide humaine pour regagner les alpages. La protection qui lui a été accordée en Italie depuis 1976, puis en France, suffit à expliquer que ce survivant ait pu revenir avec succès.
«En Suisse, les premiers loups sont arrivés il y a une dizaine d’années», note Luca Fumagalli, le chercheur de l’UNIL qui a analysé l’ADN de la vingtaine de Canis lupus qui se sont manifestés en Suisse depuis 1995. «Nous identifions deux à trois nouveaux individus chaque année. Vu les arrivés continues, et vu l’augmentation de leur population dans les Alpes, nous pouvons imaginer que cet animal va s’installer en Suisse, à moins que l’on cherche à l’éliminer par la chasse.»
Un équilibre très menacé
En 1900, les forêts suisses étaient aux trois-quarts vides. Et voilà qu’en 2007, l’ensemble de la chaîne alimentaire est reconstitué. La faune helvétique aurait-elle enfin atteint cet équilibre parfait dont on peut rêver? «Il y a des gens qui pensent que la nature est constante. Ce n’est pas notre avis», répond Cornelis Neet.
Car l’équilibre est menacé. Tout indique, d’ailleurs, qu’il ne durera pas. D’abord parce que certaines espèces résidantes voient leurs populations exploser. Ensuite, parce que la protection accordée à d’autres animaux donne des résultats spectaculaires, et qu’elle permet à des mammifères disparus de revenir au pays. Par ailleurs, le réchauffement climatique aura des influences notables, en incitant plusieurs espèces du sud à remonter vers le nord.
Notons enfin que la mondialisation touche aussi les animaux. Des espèces exotiques s’échappent parfois des zoos et des parcs animaliers, quand elles ne sont pas relâchées dans la nature par des particuliers. Nombre d’entre elles ont les qualités nécessaires pour s’installer et prospérer sous nos latitudes.
D’où qu’elles viennent, et quels que soient leurs mobiles, plusieurs de ces espèces en mouvement pourraient bouleverser le fragile équilibre de la faune suisse durant le XXIe siècle.
Moins de paysans, davantage de sangliers et de cerfs
«Nous sommes déjà dépassés dans certains domaines, souligne Cornelis Neet. Le sanglier, par exemple, est tellement abondant qu’il pose problème.» Le cochon sauvage n’inquiète pas seulement les autorités suisses. Il est également devenu un problème majeur en Europe, notamment en Italie, en Pologne et en Allemagne. «Cette espèce n’est pas abondante au sortir de la Seconde Guerre mondiale, mais elle a profité des changements intervenus dans l’agriculture, avec des paysans moins présents sur le terrain, plus mécanisés, et des cultures riches en nourriture, où ces animaux trouvent le gîte et le couvert, sourit Cornelis Neet. Désormais, les sangliers vivent dans les vignes du Chianti, dans les champs polonais de pommes de terre et dans les châtaigneraies abandonnées du nord de l’Italie.» Cette espèce occupe les espaces délaissés par l’homme, et elle n’est plus contrariée par les paysans qui les régulaient sans doute jusque-là.
«Avec les cerfs, nous allons au-devant d’un problème similaire», prophétise Cornelis Neet. Dans les Grisons, les grands ongulés ont causé des accidents routiers graves. Parce que, quand ils sont fauchés, ils traversent fréquemment le pare-brise des voitures en causant de gros dégâts. «Les cerfs se développent aussi ici, sur le Plateau vaudois. En dix ans, nous sommes passés d’une population anecdotique à des centaines d’individus, qui vont, eux aussi, poser des problèmes.»
La loutre et l’ours sont en piste
Aux espèces locales qui prospèrent, il faut ajouter les nombreux candidats au retour. «Nous recevons des informations réjouissantes d’Italie et d’Alsace à propos de la loutre. Elle s’approche, même si nous ne sommes pas encore prêts à la recevoir (la qualité des cours d’eau n’est pas encore partout suffisante), raconte Nathalie Rochat. Cet animal a un capital de sympathie important dans la population, mais il provoquera une polarisation avec les pêcheurs. Cela dit, dans cent ans, je pense qu’elle sera là.»
Il y a aussi l’ours, qui a pointé sa truffe dans les Grisons, et qui devrait continuer à franchir la frontière italo-suisse de son pas tranquille. La loutre et l’ours ayant vécu en Suisse par le passé, ils devraient logiquement bénéficier du «droit au retour» qui est désormais octroyé aux ex-espèces indigènes. Il en va, en revanche, bien différemment de plusieurs autres mammifères plus exotiques qui s’approchent eux aussi des frontières.
Les ratons laveurs et les chiens viverrins demandent l’asile
Le très américain raton laveur est l’un d’entre eux. «J’en ai photographié un sur le plateau de Diesse, il y a trois ans, raconte Nathalie Rochat. Mais cet animal s’est probablement enfui d’un enclos.» Pourtant, les spécialistes considèrent l’arrivée de cet animal discret et nocturne comme une réelle possibilité, puisque ces mascottes, importées en Allemagne par les GI durant la Guerre froide, se trouveraient déjà aux portes de Bâle.
«Nous avons aussi vu trois ou quatre chiens viverrins, qui se développent après avoir échappé à la captivité en Europe de l’Est», ajoute Luca Fumagalli. «Et il ne faut pas oublier les visons d’Amérique, et surtout les rats musqués qui ont un plus gros potentiel de développement que les ragondins», ajoute Daniel Cherix.
L’enseignant de l’UNIL inclut encore dans sa liste l’écureuil gris de Caroline (Etats-Unis), qui s’était installé autour de Turin avant d’envahir l’Italie du Nord, et qui menacera bientôt les écureuils roux de Suisse. «On dit pour simplifier qu’une espèce exotique devient invasive quand sa population explose, poursuit Daniel Cherix. Nous allons avoir des difficultés avec plusieurs d’entre elles, qui seront bientôt incontrôlables.»
Quand les amis des bêtes réclament l’ouverture de la chasse
Faudra-t-il opérer un tri parmi ces migrants qui espèrent trouver un asile en Suisse? «C’est une question de société, répond Daniel Cherix. Nous devrons gérer notre faune. Nous allons vers un monde où il faudra parfois prendre des décisions capitales et rapides, sous peine de voir notre environnement changer en profondeur.»
Tirer certaines espèces invasives pour en sauver d’autres, natives? Cette question est déjà d’actualité chez les ornithologues, puisque plusieurs associations ont réclamé que les tadornes casarca, une espèce de canards originaires d’Europe de l’Est, plus agressifs que la moyenne, soient tirés pour qu’ils ne s’installent pas à demeure sur les lacs suisses.
Premières batailles
Des amis des bêtes qui réclament l’ouverture de la chasse, c’est un peu le monde à l’envers. Pourtant, sur le terrain, des combats ont déjà commencé. «Pour contrer le développement de la grenouille rieuse qui concurrence une espèce indigène, on assèche les étangs où elle habite en hiver», explique Cornelis Neet.
Et pour sauver la couleuvre vipérine, l’espèce la plus rare de Suisse, on essaie d’extirper de Lavaux des couleuvres tesselées, un animal typique du Sud qui a été introduit dans le canton, explique Luca Fumagalli. Comme ces innocentes couleuvres troublent parfois les baigneurs, on imagine que peu de mains se lèveront pour les défendre. Mais qu’arrivera-t-il le jour où les autorités envisageront sérieusement de canarder des «peluches» comme les ratons laveurs?
L’ex-coordinatrice des campagnes de Pro Natura, et grand défenseur du loup et du lynx, Nathalie Rochat, n’a pas trop d’états d’âme. «Je vois l’arrivée du loup comme un retour naturel. Le milieu est adapté pour cet animal, et il reprend simplement possession d’un territoire où il a habité. Par contre, comme l’homme a développé l’élevage pendant son absence, son retour pose maintenant un problème de réadaptation et de partage de l’habitat. Il n’en va pas de même pour les espèces exotiques (raton laveur, écureuils et tortues américaines, etc.). Un animal qui n’a jamais vécu ici ne devrait pas pouvoir s’introduire dans ce milieu car c’est un équilibre fragile. Quand une espèce exotique met en danger une espèce locale, la question de les tirer ou de les gérer pour éviter leur implantation est légitime.»
Un avenir incertain
La lutte pour la défense de la biodiversité, donc des espèces indigènes, passera par des choix de ce genre. Et, en cas d’insuccès, il faut imaginer que de véritables bouleversements seront possibles si on laissait la nature régler les flux migratoires de manière darwinienne.
Spécialiste des insectes, Daniel Cherix établit la liste des minuscules arrivants qui pourraient semer une pagaille géante: une coccinelle chinoise peut donner un mauvais goût au chasselas vaudois. Certains moustiques faciliteraient le retour de la malaria en Suisse. Enfin, une punaise américaine, qui se nourrit de graines des pins, risque d’affecter ces arbres en Valais…
«Il faudra choisir entre le pragmatisme, la défense de la biodiversité et l’éthique…, note Cornelis Neet. Pour ne prendre qu’un seul exemple: j’ai vécu des séances assez intenses à propos du héron, du harle et du cormoran, avec des groupes d’experts qui ont longuement cherché des compromis difficiles à propos de certains oiseaux piscivores qui sont suffisamment présents localement pour menacer des espèces de poissons rares. Faut-il laisser les oiseaux s’installer? Faut-il en tirer quelques-uns? Dans les années qui viennent, les débats vont devenir de plus en plus nourris, et les solutions de moins en moins nettes.» Sans parler des coûts des mesures qui seront nécessaires pour mettre ces choix en application.
Voilà qui devrait remettre le retour du loup à sa juste place. Il n’est que la partie visible (et encore, difficilement) d’un problème planétaire.
Jocelyn Rochat
Bonjour,
j’ai lu avec beaucoup d’intérêt et je me demande que s’est-il passé depuis 2007!?
Aucun commentaire depuis: impossible à croire…
En Suisse se sont les banques qui ont le plus et toujours la cote.
Merci et bon courage,
Pilar Ackermann