Révolution de palets

Aujourd’hui, dans le monde du hockey suisse, les clubs des villes les plus riches du pays ont détrôné les stations d’altitude, et les Romands bousculent les Alémaniques. Retour sur une success-story.

Michael Raffl (Lausanne HC, à g.) tente de marquer face à Ambrì-Piotta, le 23 février à la Vaudoise Arena. Les Lions ont finalement gagné 4-1. © RvS.Media / Robert Hradil /Getty Images

Il y a quelque chose de changé dans les patinoires suisses. Les Alémaniques ne monopolisent plus les places en finale et les titres de champion. Depuis deux ans, Genève, Lausanne, Bienne et Fribourg s’offrent aussi des premiers rôles dans l’histoire de ce sport qui s’est beaucoup écrite en schwyzerdütsch. En témoigne le surnom honorifique de Rekordmeister, attribué à Davos pour ses 31 sacres remportés depuis 1926.

Le privilège des Alémaniques est tombé en 2023, avec le premier sacre d’une équipe romande dans le championnat suisse de l’ère moderne, quand Genève a battu Bienne en finale. Les Zurichois ont encore tremblé en mai 2024, quand Lausanne a poussé les Lions du ZHC jusqu’au septième match d’une finale très indécise. Si l’on ajoute à cette liste la victoire des Aigles genevois en Coupe d’Europe l’an dernier, et le succès d’Ajoie lors de la Coupe de Suisse 2020, on comprend que les fans romands de hockey se découvrent des ambitions.

«Une leçon à la Suisse alémanique»

Le plus grand rêve des supporters romands serait de dire Auf Wiedersehen au sarcasme des Schönwetterspieler. Ce terme péjoratif de «joueurs de beau temps» est volontiers utilisé en Suisse alémanique pour désigner les équipes qui brillent lors de la saison régulière, mais qui s’écroulent dans les séries décisives où se jouent les titres dans les dernières semaines du championnat – généralement les Romands.

Pourtant, au printemps 2024, l’engagement physique et la férocité des charges lausannoises ont fait douter la presse zurichoise. Comme le Tages-Anzeiger, qui a vu «un monstre de play-off faire dérailler le ZHC». Sur le site Watson, le journaliste Klaus Zaugg ajoutait: «Quelle ironie. Une équipe issue de la culture romande et enjouée du hockey donne une leçon de dureté à la Suisse alémanique.»

À la lecture de ces lignes, du miel coule dans les oreilles des ultras du Virage Ouest, les plus chauds supporters du LHC. Est-ce à dire que, désormais, Lausanne, Genève, Fribourg et Bienne vont devenir des candidats réguliers au titre? Orlan Moret, sociologue du sport à l’UNIL, modère les enthousiasmes.

«Je suis très content pour Genève et Lausanne, mais je vois plutôt leurs succès récents comme des éclairs dans la grisaille, plutôt que comme un changement de fond. Quand on examine les résultats de ces dernières années, on voit que Lausanne n’avait pas réussi à se qualifier pour les playoffs de 2023 avant de jouer la finale de 2024. Et Genève, qui a gagné le titre en 2023, n’a pas pu se qualifier pour les séries finales en 2024.»

Pour le sociologue du sport et joueur de hockey lui-même, «il faudra confirmer ces performances, ce qui est souvent le plus difficile. Les succès sportifs restent très aléatoires. Ils dépendent de tellement de facteurs. Vous pouvez mettre en place tous les ingrédients nécessaires sans que la réussite ne soit au rendez-vous.»

La Suisse qui gagne

Si les progrès du hockey romand demandent à être confirmés, ceux du hockey suisse ne se discutent pas. La sélection nationale sait «mettre la rondelle dans l’net», comme on dit au Canada (elle sait glisser le puck, le palet dans les filets, ndlr). La Nati vient en effet de disputer une troisième finale des Championnats du monde en 2024, après celles de 2013 et 2018. «On sent une progression. Avant, la Suisse faisait partie des huit meilleures nations mondiales, elle tend désormais à s’installer dans le Top 5», note Orlan Moret.

Le sociologue de l’UNIL voit plusieurs explications à ce changement de statut des joueurs à la croix blanche. La première, c’est la qualité du championnat suisse. On l’ignore souvent, mais «c’est la troisième ligue de hockey la plus rémunératrice au monde, après la NHL des Nord-Américains, et la KHL des Russes. Si on regarde les audiences, le championnat suisse se situe à la deuxième place au niveau mondial, derrière la NHL, mais devant la KHL. C’est un championnat qui pèse au niveau européen, et même mondial, en termes d’audiences comme de résultats financiers», précise Orlan Moret, qui a analysé le modèle économique du hockey suisse avec ses collègues de l’UNIL Emmanuel Bayle et Markus Lang. 1)

L’argent afflue

En hockey comme ailleurs, l’argent est devenu le nerf de la guerre. «Il y a une corrélation entre la puissance économique et les résultats en compétition», note le chercheur. Pourtant, en Suisse, on sous-estime souvent l’importance du business qu’est devenu le hockey sur glace professionnel. «Pour donner un exemple, un club comme Fribourg-Gottéron est une société qui salarie plus de 150 personnes; ce n’est plus une petite entreprise», précise le chercheur de l’UNIL.

On trouvera d’autres indices du développement du hockey en Suisse dans le salaire des joueurs et le décor de ces rencontres. Les salaires des meilleurs dépassent parfois le demi-million de francs par année, et les matchs de 2024 se disputent souvent dans des Arénas, qui peuvent accueillir près de 10000 spectateurs à Lausanne et jusqu’à 16000 spectateurs à Berne. «Les clubs le disent: sans ces patinoires, ils perdraient de l’argent», note Orlan Moret.

Le match ville-montagne

Cette augmentation du chiffre d’affaires des clubs suisses de hockey a encore provoqué une mue significative dans la liste des clubs qui appartiennent à l’élite. Elle témoigne de l’évolution du match entre les villes et les montagnes, davantage que de la nouvelle concurrence entre les clubs romands et les alémaniques. Jusqu’aux années 80, on trouvait encore dans l’élite du hockey suisse des noms tels qu’Arosa, Saint-Moritz, Villars et La Chaux-de-Fonds. La plupart de ces stations en altitude ont été détrônées par les clubs des cités les plus riches du pays, comme Berne et Zurich, Zoug, Lugano, Genève, Lausanne et Fribourg.

Restent deux vestiges de cette époque montagnarde. Les Grisons de Davos, dont les finances sont dopées par la célèbre Coupe Spengler, qui fait recette chaque année entre Noël et Nouvel An, et les Tessinois d’Ambrì-Piotta. Ce nain de jardin économique reste une anomalie sympathique dans la nouvelle normalité urbaine du hockey suisse.

L’Amérique, nous voilà!

Cette transformation du hockey des montagnes en sport de villes riches a facilité les progrès des équipes suisses. Mais ce n’est pas la seule explication. Les joueurs suisses ont encore progressé à l’international. Des hockeyeurs qui ont brillé dans le championnat national tentent de plus en plus souvent leur chance en Amérique et au Canada, dans la prestigieuse NHL qui regroupe les meilleures équipes au monde. Certains y font une expérience avant de revenir au pays, d’autres pendulent entre le continent américain et l’Europe, et d’autres y font carrière. «Les Suisses de NHL évoluent désormais à des postes importants, ce sont des top joueurs, comme on a pu le voir lors des derniers championnats du monde», précise Orlan Moret. Le point commun de tous ces parcours, c’est qu’ils contribuent à faire monter le niveau du hockey suisse.

Sans comparaison avec le football

Le plus étonnant, dans cette histoire, c’est que ces stars suisses du hockey mondial sortent d’un tout petit vivier. «Si l’on compare avec le football, où la Suisse a également formé des joueurs de niveau mondial, il y a une asymétrie importante. À l’inverse du football, qui est beaucoup plus pratiqué dans notre pays, le hockey repose sur une petite filière de joueurs. Il y a seulement 25000 licenciés en hockey contre 250000 en football. C’est un sport beaucoup plus regardé que joué», souligne le sociologue de l’UNIL.

Et puis, les adeptes du hockey et du football ne sortent pas des mêmes milieux sociaux. «Le hockey sur glace reste un sport de Suisses pratiqué par des Suisses, note Orlan Moret. Il est beaucoup moins joué dans les principales communautés étrangères du pays. Cela reste un sport marginal en France et en Italie, et il est pratiquement inexistant en Espagne, au Portugal comme dans les Balkans, autant de pays qui préfèrent le football.»

Sport pratiqué par les Suisses, le hockey trouve ses adeptes parmi les classes moyennes supérieures du pays, et cette tendance s’accélère, notamment parce que les équipements coûtent cher. «Le recrutement est devenu plus élitiste. Désormais, les parents occupent souvent des postes de cadres avec un bon niveau de formation», précise le chercheur de l’UNIL dans son livre Marqués. Carrières et après-carrières des hockeyeurs suisses.

Marqués. Carrière et après-carrière des hockeyeurs suisses. Par Orlan Moret. Éditions Alphil (2023), 491 p.

Les joueurs ne sont pas des bagarreurs sans cervelle

Ces hockeyeurs professionnels sont également plus diplômés que ne l’imaginent les fans de base, qui sirotent leur bière au Café des Bouchers en attendant le prochain match du LHC. «Ce ne sont pas des bagarreurs écervelés. De plus en plus de hockeyeurs ont fait des études. Au niveau suisse, la moyenne des gens qui ont fait des études supérieures est de 20% environ, or ce chiffre passe à 25% chez les hockeyeurs», explique Orlan Moret.

Ce pourcentage élevé ne surprend pas le chercheur, qui a lui-même ce cursus: ce docteur en sciences du sport a joué au hockey au Star Lausanne pendant ses études, puis en Ligue B à Martigny, avant de faire une expérience à Lyss, en Suisse alémanique. Il témoigne: «Contrairement à ce que l’on peut imaginer, la pratique du hockey laisse du temps pour faire quelque chose à côté. Ce n’est pas le sport qui demande le plus d’entraînement, si on le compare à l’athlétisme, à la natation ou au cyclisme où les temps d’entraînement sont plus importants. Je ne minimise pas les séances d’entraînement de hockey, qui sont très intenses, ni la récupération nécessaire, mais tout cela n’est pas incompatible avec des études.»

Quand est-ce que tu feras un vrai métier?

Ce mélange de sport et d’études est encore «utile, parce que cela vous sort du cadre uniquement sportif». Et puis, cette complémentarité de la tête et des jambes permet de répondre à la question que tout le monde pose à un joueur: «Qu’est-ce que tu feras après, quand tu choisiras un vrai métier?» «Les nombreux hockeyeurs interviewés pour mon livre m’ont souvent rapporté qu’ils doivent faire face à ce genre de questions.»

Ces interrogations témoignent une fois encore de la méconnaissance de l’évolution du hockey suisse, qui peut faire de vous un multimillionnaire, que vous jouiez à Lausanne, Genève, Zurich, Berne ou Zoug. Comme quoi, il y a vraiment quelque chose de changé dans les patinoires suisses.

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