On a longtemps mangé cette presque végétarienne que l’on croyait carnivore. Aujourd’hui, les chercheurs sont prêts à tout pour la réanimer, y compris à pratiquer sur elle un bouche-à-bouche. La cistude d’Europe, dont les mâles noient parfois les femelles, fait l’objet d’études approfondies à l’UNIL. Présentation et perspectives du meilleur symbole de nos marais.
Elle fait partie des reptiles les plus en danger de Suisse. Alors qu’elle couvrait un large territoire de marais, qu’on la trouvait à Zurich comme en Valais, la cistude d’Europe a presque disparu (lire ci-dessous). Des chercheurs travaillent néanmoins activement à sa sauvegarde, telle Charlotte Ducotterd, biologiste qui lui a dédié son master à l’Université de Neuchâtel et son doctorat à l’UNIL. Les résultats de ses études vont peut-être réhabiliter, enfin, notre mystérieuse tortue d’eau. Plongée dans la vase et les mœurs étranges d’une discrète habitante de nos étangs.
Qui est la cistude?
Les plus chanceux l’auront peut-être remarquée au bord d’un marais, sur un tronc immergé en plein soleil. Son observation reste toutefois difficile, car la cistude d’Europe – qui mesure 15 à 19 cm et pèse moins d’un kilo – est une grande timide. «Elle pratique le basking, c’est-à-dire qu’elle prend le soleil pour augmenter sa température et activer son métabolisme, précise l’ancienne doctorante de l’UNIL, qui a participé aux premières sessions de capture de la cistude avec le Centre Emys de Protection et Récupération des Tortues (PRT), créé par ses parents, à l’âge de 11 ans. Mais dès qu’elle voit quelqu’un ou entend un bruit, elle plonge sans hésiter.» D’octobre à mars, elle hiberne dans la vase, bien dissimulée au fond de son point d’eau, et remonte rarement à la surface. Les battements de son cœur tombent à un ou deux par minute grâce à une technique imparable. «La tortue d’eau fait un échange gazeux avec sa peau ainsi qu’une circulation d’eau au niveau de la bouche et de la vessie pour capter le peu d’oxygène dont elle a besoin.»
Au retour des beaux jours, les dormeuses se réveillent et les accouplements commencent. «Le flirt est assez agressif, commente la biologiste. Très compétitifs, les mâles se battent et se mettent parfois à plusieurs sur la même femelle. Il arrive même qu’ils la noient. Après cela, chacun repart vivre sa vie.» Entre mai et juin, les femelles sortent de l’eau à la tombée de la nuit pour trouver le site de ponte idéal: une prairie sèche ou une butte avec peu de végétation exposée plein sud. «Des thermorécepteurs présents dans leur queue les aident à sentir où est le meilleur endroit. Parfois, elles marchent jusqu’à deux kilomètres pour trouver un site de ponte, ce qui les met en danger, car elles peuvent tomber sur une route, un train ou un village. Idem pour les petits qui éclosent en septembre et vont ensuite retrouver l’étang.»
Un régime alimentaire mystère
Jusqu’à ce que Charlotte Ducotterd s’y intéresse de près, le régime alimentaire de la cistude d’Europe restait une énigme. Certaines études présentaient une irréductible carnivore, d’autres décrivaient une tortue qui mangeait des végétaux par accident et très peu la considéraient comme omnivore. «On étudiait les crottes des cistudes sous un microscope pour voir ce qu’elles avaient ingéré, explique la chercheuse. En travaillant ainsi, on perd des informations, car les aliments très digestes, comme un vers ou une limace, n’y apparaissent pas.»
Afin d’observer les fèces plus en profondeur, la doctorante de l’UNIL a mis au point, avec son équipe et en collaboration avec le laboratoire plantes et pathogènes de la Haute École Spécialisée (HES) de Genève, une nouvelle technique de métabarcoding, ou profilage microbien. «Cette méthode permet d’analyser l’ADN des proies présentes dans les crottes. Dans 85% des cas, on retrouve le nom de l’espèce dans nos échantillons, ce qui est un chiffre important. Aujourd’hui, d’autres chercheurs utilisent la même technique pour l’ADN environnemental (l’eau des étangs par exemple) ou le régime alimentaire des couleuvres», se réjouit la biologiste.
In aqua Veritas
Une fois par mois, d’avril à septembre 2017, Charlotte Ducotterd a enfilé sa combinaison de plongée pour aller placer des nasses dans différents étangs suisses et capturer des cistudes. «Chaque tortue attrapée était pesée, mesurée et placée dans une caisse individuelle jusqu’au lendemain afin de lui laisser le temps de faire ses besoins. Elle était ensuite relâchée à l’endroit de la capture.» Lorsqu’une infortunée s’est retrouvée coincée sous ses congénères dans un piège, la chercheuse n’a pas hésité à lui faire du bouche-à-bouche et des massages cardiaques. «Il suffit d’ouvrir la bouche, de souffler et elle repart. Et il faut pratiquer un tout petit massage sur un individu de la taille d’une pièce de 5 francs. La cistude est un animal très résistant et résilient.»
186 crottes ont ainsi pu être récoltées et analysées en laboratoire. Les résultats étaient très attendus, car jusque-là, il existait des blocages quant à d’éventuelles réintroductions. L’image d’une super-prédatrice destructrice flottait au-dessus de la tête de la flegmatique tortue. «On se demandait si, en tant que grande gourmande, elle pouvait être une menace pour les amphibiens, dont plus des trois-quarts sont en danger. En la réintroduisant dans un site prioritaire pour eux, risquait-on de les voir disparaître au bout de deux ans?» Conclusions du profilage microbien: 100% des échantillons contenaient des plantes, 86% des invertébrés et seulement 26% des vertébrés. «Cela prouve que la tortue d’eau ne mange pas les végétaux par accident! C’est presque une végétarienne qui mange de temps en temps un bout de viande, quand l’opportunité se présente. De plus, 85% des espèces ingérées ne sont pas présentes sur la Liste rouge des espèces en danger. Et je n’ai trouvé que 13 fois des amphibiens. Elle a aussi un comportement charognard puisque j’ai découvert du castor dans deux échantillons et qu’il faut bien penser qu’elle ne peut s’attaquer à un tel animal vivant. La cistude mange de tout, elle n’est pas difficile.»
Sur le terrain, ses talents d’éboueuse d’étang se sont révélés frappants. Un poisson mort dans un filet ne tient jamais longtemps, comme le relate la biologiste. «Quand un brochet est pris dans un piège, on n’en ressort que les arêtes, la queue et la tête. Mais comme il n’a rien à faire là – il a été introduit dans les étangs pour la pêche – et qu’il avale les juvéniles – on a retrouvé une cistude de 10 cm dans le ventre d’un brochet de plus d’un mètre – on peut estimer que la tortue d’eau fait bien son travail.»
Du côté des végétaux, la cistude adore les nénuphars (90 échantillons sur 186 en possédaient), ce qui pourrait faire d’elle leur ennemie, car ils sont potentiellement menacés. «Au contraire, souligne Charlotte Ducotterd, elle consomme leurs fruits. On le sait parce qu’on retrouve souvent des graines dans son estomac qu’elle dissémine grâce à ses selles. Une étude réalisée en Espagne a démontré qu’en passant dans le système digestif de la cistude, les graines de nénuphar germinaient mieux.» En outre, son intérêt pour les jeunes pousses de roseau, que cette «sans dents» grignote avec son bec tranchant, aide à limiter la fermeture des marais. «Comme ils ont tendance à couvrir de grandes surfaces sans laisser d’eau libre, elle participe à l’ouverture des étangs en mangeant les nouveaux roseaux.»
Des stratégies pour sa survie
Le régime alimentaire de sa tortue fétiche établi, l’herpétologue, qui a fait sa thèse à la Maison de la Rivière avec Jean-François Rubin (privat-docent à l’UNIL), s’est penchée sur les stratégies à adopter pour que la cistude continue à habiter nos marais. «Lorsqu’on parle de conservation animale, deux stratégies sont visées: la renaturation et le repeuplement. Pour choisir la bonne, il faut bien connaître l’écologie de l’espèce: sa capacité de déplacement, son mode de reproduction, etc. Avec Antoine Guisan (professeur ordinaire à l’UNIL et spécialiste en biogéographie), j’ai donc réalisé une étude de modélisation de l’aire de répartition actuelle de la cistude en prenant en compte le climat et la couverture de la Suisse (habitats favorables ou non, routes, etc.).» Le tout en utilisant deux scénarii de changements climatiques, modéré et extrême.
Grâce à des outils éco-informatiques, une carte précise des habitats potentiels de la cistude s’est dessinée et a mis en avant à quel point le biotope de l’espèce de plaine, qui s’épanouit aujourd’hui à moins de 500 m d’altitude, se modifiait. Avec, à première vue, de belles surprises. «Le réchauffement climatique permettrait à la cistude d’agrandir son territoire. Des sites comme le lac de la Vallée de Joux (situé à 1000 m) deviendraient thermiquement favorables à la tortue d’eau. Super! Sauf qu’il faut aussi tenir compte de sa capacité de dispersion, à savoir ses facultés de déplacement afin de coloniser de nouveaux territoires.» Et là, l’allégresse s’évanouit. Ses chances de dispersion sont très faibles. «D’après notre étude, qu’on a poussée jusqu’en 2080, elle ne coloniserait que 11% des nouveaux habitats possibles, qui tombent à 5% si on ne prend pas les individus isolés mais uniquement les populations viables. Sur le court terme, une renaturation n’est donc pas la meilleure des stratégies. Les réintroductions dans des milieux favorables semblent plus adéquates. Dans un second temps, on pourra travailler à la renaturation pour reconnecter les biotopes entre eux.»
Vers un avenir prometteur?
Un rapport de dix ans de projet, alliant les recherches du Centre PRT et la thèse de Charlotte Ducotterd, est à l’étude au sein de la Confédération. «La première réintroduction de cistude en Suisse a eu lieu à Jussy Prés-Bordon (GE) en 2010. Et les premiers bébés nés naturellement sur le site ont éclos en 2017. Il faut de la patience, mais cela fonctionne. En 1999, au début du projet Emys, il restait environ 500 spécimens. On doit être à 650 à ce jour grâce aux différentes réintroductions.»
Une autre raison de sauver notre sympathique tortue aquatique? Il s’agit d’une espèce parapluie. Sans elle, c’est tout un monde qui s’effondre. «Lorsqu’on la protège, on soutient différents types de milieux. En effet, une espèce parapluie a besoin de plusieurs habitats pour son cycle biologique. Dans le cas de la cistude, elle se nourrit, se reproduit et hiberne dans les étangs et les marais riches en végétation. Et elle pond sur la terre ferme. Si on protège les biotopes humides, on aide aussi les castors et les amphibiens. Au sol, les lézards et autres serpents profitent aussi de la protection de son habitat.»
La biologiste travaille actuellement en tant que collaboratrice scientifique chez info fauna-CSCF & karch, dans l’Institut de chimie de l’Université de Neuchâtel, à la gestion des tortues invasives sur le sol helvétique. Après avoir participé à la sauvegarde d’une espèce indigène, elle tente maintenant de freiner la propagation des tortues dangereuses pour nos écosystèmes…
De sa disparition à sa renaissance
«Jusqu’à la fin des années 90, lors de la dernière révision de la Liste rouge, elle était considérée comme éteinte, note Charlotte Ducotterd, qui a obtenu son doctorat à l’UNIL en septembre 2020 grâce sa thèse sur l’écologie de la seule tortue indigène helvétique. On a ensuite retrouvé des populations par-ci par-là, principalement à Genève, Neuchâtel et au Tessin.» Soucieuse du sort de notre petite tortue aquatique jaune et noire, qu’elle côtoie depuis son enfance, la chercheuse a étudié son régime alimentaire ainsi que les stratégies de conservation qui pourraient lui être bénéfiques. Les résultats de ses analyses, combinés à dix ans de recherches du Centre Emys de Protection et Récupération des Tortues (PRT) à Chavornay (VD), ont permis de remettre un rapport de poids à la Confédération qui décidera de l’avenir d’Emys orbicularis (son nom latin). «Le but maintenant est de travailler avec des cantons motivés pour la réintroduire un peu partout en Suisse. De plus, si on la sauve, elle protégera les marais grâce à son rôle d’éboueuse et de disséminatrice de graines. En outre, cela redorerait le blason des zones marécageuses qu’on associe trop souvent aux désagréments, comme les moustiques.» /
Quand les Suisses mangeaient leur tortue
Alors que les scientifiques tergiversaient sur les origines de la cistude, les Helvètes la consommaient avec grand plaisir, avant de détruire son habitat.
«Il y a eu un grand débat sur le fait que la cistude soit indigène ou non, relève Charlotte Ducotterd. On sait par exemple que les Romains faisaient beaucoup de trafic de tortues, car elles représentaient un bon apport de viande facile pour leurs troupes. Tant qu’on la maintient dans un peu d’eau, la cistude peut survivre des mois. C’est pourquoi on a imaginé qu’elle avait été apportée en Suisse par les Romains.»
Mais des fouilles archéologiques réalisées dans les années 80 dans une caverne de Vionnaz (VS) ont permis de mettre au jour des carapaces de cistudes datant de l’âge de la pierre (entre 6000 et 6800 ans). Au bord du lac de Neuchâtel, d’autres chercheurs ont découvert des restes de plastron (face ventrale de la carapace) de l’âge du bronze, entre – 1050 et – 900. «On a aussi pêché la cistude à Estavayer-le-Lac (FR) d’après des chroniques du Moyen Âge, souligne la biologiste. Autant de preuves que l’espèce Emys orbicularis est véritablement indigène.»
Sa chair, consommée jusqu’au XIXe siècle, était mangée le vendredi durant le Carême. «L’Église avait décidé que puisqu’elle vivait dans l’eau, il s’agissait d’un poisson, au même titre que le castor à l’époque, raconte l’herpétologue. Sa viande, maigre, était très appréciée. De plus, il suffit d’une nasse avec un appât pour l’attraper aisément.» Avec les méthodes de capture modernes, il est possible d’échantillonner 60% de la population en une semaine selon la chercheuse, qui imagine qu’auparavant, on pouvait arriver à 50%, car il y avait plus de marais. «Le problème, c’est que les cistudes ne se reproduisent pas à grande échelle comme les souris. Elles font une ponte par an (3 à 16 œufs) et seuls un à deux juvéniles arriveront à taille adulte à cause de la prédation. Blaireau, sanglier, renard, héron, couleuvre, poissons carnassiers croquent les œufs et les petits.» La consommation de la cistude explique ainsi son déclin, tout comme la disparition de son habitat avec l’assèchement de 90% des marais du Plateau le siècle passé au profit de l’agriculture, des routes, des voies de chemins de fer et de l’urbanisation.