Mañana en el Abasto est une chanson écrite et enregistrée par Luca Prodan et son groupe Sumo. Malgré son statut d’hymne du rock argentin, Mañana en el Abasto est une chanson encore mal connue en dehors de ce pays. Pourtant, elle possède toutes les qualités pour en faire un véritable mythe musical. Il s’agit d’ailleurs là de la dernière chanson enregistrée par le groupe Sumo et Luca Prodan, leur chanteur au statut de héros tragique qui mourrait quelques mois plus tard. L’histoire de Prodan en elle-même est une histoire digne des pages de “Rolling Stone”, un chanteur et écrivain italien arrivé à Buenos Aires en 1982 et qui a habité dans le quartier de l’Abasto pendant les dernières années de sa vie. Un quartier qui reflétait les changements dans le pays mais aussi la fin d’une ère, la métaphore parfaite pour la vie de Prodan. Le quartier, désormais un des plus chics de Buenos Aires, doit son nom au marché qui s’y trouvait depuis 1893 et qui a fermé ses portes en 1984. Suite à cette fermeture, les conditions de vie dans ce quartier se sont énormément détériorées et celui-ci est devenu un synonyme de pauvreté, de trafic de drogues et d’habitations occupées par des squatteurs. C’est ce contexte que la chanson tente de transmettre, un univers de transition économique forcée.
Le thème de la pauvreté et l’image d’un mauvais quartier sont omniprésents dans la chanson. La fille qui a peur en passant par ce quartier, les bars fermés et vides ainsi que le trottoir mal entretenu et peuplé par des gens qui ne savent pas où aller. L’auteur présente sa promenade dans le quartier comme une véritable descente aux enfers, en commençant par sa descente de son appartement à la rue puis sa descente dans le tunnel pour prendre le métro en répétant qu’il est sous terre et qu’il s’éloigne du ciel. A ce moment, Prodan et l’Abasto deviennent la même chose, des victimes d’une transition forcée vers la mort, ou du moins vers le changement incertain dans le cas du quartier.
Malgré ce pessimisme, le passé brillant du quartier transparaît tout de même dans cette chanson. Le chanteur fait référence à l’arrêt de métro Carlos Gardel, une icône de la musique argentine qui avait habité dans le quartier durant les années 30. Les tomates qui pourrissent laissent aussi entrevoir le passé du quartier comme le centre des activités commerciales de la ville, mais elles font aussi référence à la dégradation du quartier suite à la fermeture du marché.
Mañana en el Abasto capture un moment précis dans le temps, le moment de vide avant la reconversion d’un espace. Peu de temps après la parution de l’album de Sumo, le processus de gentrification avait commencé, et le moment perdu à jamais. Le bâtiment de l’Abasto a été racheté par George Soros et celui-ci est devenu un centre commercial de grandes marques. L’Abasto est ainsi devenu un quartier artistique et riche avec une multitude de théâtres et des bars qui ont ré-ouvert leurs portes.
Luca Prodan n’était plus là, il ne restait que son image, gravée à jamais dans l’esprit des argentins. Ses personnages, ont, eux aussi, probablement disparu du quartier de l’Abasto, car le processus de reconstruction ne peut pas bénéficier à tout le monde. On comprend que la gentrification n’est pas toujours évidente quand on vit dans un quartier en reconstruction et que si celle-ci peut faire revivre un espace, les habitants qui l’occupent ne seront jamais les mêmes.
Michelle Olguin
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