La caricature réactionnaire et la crise : Le Pilori et Genève

Le Pilori et Genève, entre réaction et antisémitisme (1923-1940)

La Suisse, de par sa neutralité « officielle », est un observatoire privilégié pour comprendre la guerre des médias qui tend à se développer dans les années trente et quarante. Tant dans le cinéma que l’affiche, la caricature ou encore la peinture et la bande dessinée, cette guerre idéologique devient « totale », même en Suisse, où la presse demeure plus ou moins libre .
À Genève, Georges Oltramare (1896-1960), saura utiliser le pouvoir de la presse. Homme politique genevois et fondateur du Pilori, un bimensuel satirique, il a marqué les esprits durant les années 1920 à 1940. Après des études de droit, il se lance dans une carrière littéraire avant de publier des articles dans des périodiques. C’est en 1923 qu’il décide de mener une lutte face à la Genève socialiste. La ville et le canton connaissent alors de graves tensions qui s’incarneront tant dans la figure d’Oltramare que dans celle de son principal rival, le socialiste Léon Nicole (1887-1965) .
Oltramare signe le plus souvent avec son pseudonyme « Géo » ou « G.O. ». Dès le premier numéro du Pilori, le 26 mai 1923, le journal adopte un ton profondément antisémite et dénonce hommes politiques et autres affairistes. Le succès du journal est immédiat. Le premier numéro est réédité tant la demande est forte . Le tirage moyen montera dès lors à environ 20’000 exemplaires. Oltramare s’attaque aux grandes familles juives présentes à Genève dès la première une et poursuit lors des élections de 1931 alors qu’il est question d’une loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers : sur l’ Überfremdung (« surpopulation» étrangère), et, implicitement, « enjuivement » (Verjüdung).
Le journal continuera son combat lors de la fusillade de Genève (9 novembre 1932) où Oltramare met en accusation Léon Nicole et Jacques Dicker (1879-1942), socialiste russe émigré et conseiller national, pour leur implication lors de cette émeute meurtrière.
Plusieurs faits de l’actualité tant cantonale qu’internationale seront mis en lumière par Le Pilori, notamment lors de la prise du drapeau du Front National (parti d’extrême-droite renommé plus tard « Union Nationale », dont Oltramare sera le président dès 1934) , mais aussi lors de l’annexion d’une partie de l’Europe par Hitler. Ces événements importants de la première moitié du XXe siècle seront représentés et illustrés par de nombreux artistes.
Noël Fontanet (1898-1982), caricaturiste du Pilori, mettra son crayon au service de la plume d’Oltramare. Bien que ce dernier soit le fondateur du journal, la force humoristique du Pilori repose en grande partie sur les caricatures présentes en une. Avec un style sobre, piquant là où cela fait mal, Fontanet deviendra bien vite la « star » de cette feuille satirique.
D’abord graphiste de formation, il se lancera en parallèle dans le dessin de caricatures. Il réalisera également de nombreuses affiches pour l’Union Nationale, ainsi que pour différents partis émergeant lors du Printemps des Fronts, ces groupes d’extrême-droite coalisés durant les années trente . Fontanet exécutera plus de 1700 affiches dont un peu plus d’un tiers aura un caractère politique plus qu’engagé. Profondément anticommuniste, particulièrement acerbe dans ses dessins de presse, son œuvre sera diffusée en Suisse alémanique, fait très rare pour l’époque .
Le Pilori perdure jusqu’au début de l’année 1940, année où Oltramare doit quitter la Suisse. Condamné à mort par contumace en France, il reviendra toutefois après la seconde Guerre mondiale publier quelques numéros du Pilori entre 1958 et 1960.

Fontanet s’inspire de Töpffer

Dans Le Pilori de 1934 et 1935, Noël Fontanet décide d’illustrer finement des personnalités suisses et plus particulièrement genevoises de son temps. Il le fait en s’inspirant de « l’inventeur » de la bande dessinée, le Genevois Rodolphe Töpffer (1799-1846) .
Deux histoires reprises de Töpffer sont pastichées par Fontanet sous les intitulés : Les Amours de M. Vieux-Bois et de Miss Budget, et Les Aventures de Monsieur Nicoléon. Le premier titre fait ouvertement référence au « héros » des Amours de Mr. Vieux Bois, épris d’une femme (l’ «Objet aimé »), d’où le Mr. Vieux Bois de Fontanet et une certaine Miss Budget . Le premier amant de Miss Budget n’est autre que James Fazy (1794-1872), acteur central de la révolution radicale de Genève en 1846, et fondateur du Journal de Genève. Vient ensuite un dénommé Alexandre : sans doute Alexandre Moriaud, arrêté pour corruption passive à la Banque de Genève. Miss Budget passe ensuite entre les mains de Léon Nicole, conseiller national socialiste. Il est important de noter qu’entre chaque changement d’époux , le pauvre Mr. Vieux Bois s’en retrouve amaigri, preuve de la mauvaise gestion économique de la Ville de Genève par la gauche et les spéculateurs. Fontanet s’en prend ainsi aux différents maux rongeant à ses yeux les finances locales : corruption et socialisme, franc-maçonnerie, communisme. La figure de Mr. Vieux Bois n’est autre que le contribuable qui trinque en raison de décisions décidées dans une hiérarchie politique où ce dernier n’a pas sa place.
Les Aventures de Nicoléon, elles, semblent plutôt faire référence à l’Histoire d’Albert de Töpffer, parue en 1845. Dans ce court récit imagés par Fontanet, Léon Nicole est présenté comme un homme relativement actif, mais dont les actions, lorsqu’elles ont un effet, se retournent contre lui. Ce pastiche, subtil, de Fontanet reprend le trait – plus ciselé et moins graphique – de Töpffer qui en son temps se situait également dans les rangs des conservateurs : l’hommage esthétique et politique se rejoignent ici .

Hitler et Mussolini dans la caricature et leurs représentations au sein du Pilori

Hitler et Mussolini en tant qu’hommes politiques majeures du XXe siècle , ont été très largement caricaturés par la presse internationale. Les points de vue sur ces figures incarnant le fascisme ne cesseront d’évoluer en fonction de l’avancée du conflit.
Noël Fontanet les représente dans divers numéros du Pilori. Mais comment se prête-t-il à dessiner ces personnages connus et craints par certains milieux de l’époque quand on connaît les sympathies politiques de l’éditeur, Georges Oltramare et de son principal dessinateur ? Qu’en est-il de l’image du Duce que
« Géo » admire et exalte (allant même jusqu’à calquer son uniforme de parti, pourtant interdit en Suisse, sur celui des chemises noires de Mussolini ?
La figure d’Hitler surgit pour la première fois sous le crayon de Fontanet dans Le Pilori du 29 septembre 1933. L’extrême-gauche marxiste ou communiste tend à s’éclipser face aux gouvernements fascistes et populistes qui affichent des intentions sociales, à l’instar du national-socialisme. Le marxisme est d’abord éclipsé par le Duce en 1925, puis par le Führer en 1933, dès son accession au pouvoir. Curieusement, le portrait d’Hitler ne ressemble pas vraiment à la physionomie qu’on lui connaît, moustache mise à part.
On retrouve le Duce en une du Pilori de septembre 1935, soit un mois avant l’invasion de l’Abyssinie par les forces italiennes. Chaussant de hautes bottes à l’image de la géographie de l’Italie, Mussolini s’apprête à enjamber la porte de sortie de la Société des Nations (SDN). La légende (« De la paix à la guerre // il n’y a qu’un pas… » montre les tensions au sein de la Société des Nations, sans anticiper le drame qui se déroulera en octobre suivant. Moins d’une année après, Hitler figure à nouveau en une du Pilori, toujours sous le crayon de Fontanet, en footballeur. Le dictateur allemand joue un tour à l’équipe adverse – Américains (étoile), Britanniques (Union Jack) et francs-maçons.
Enfin, Benito Mussolini et Adolf Hitler sont représentés côte à côte dans un numéro spécial consacré à la Société des Nations, paru le 26 mars 1937, avec des légendes en plusieurs langues. Un républicain bestial, figuré en communiste, met le feu à l’Espagne. Assis au ban de la SDN les deux chefs d’État fascistes observent la situation sans réagir, exprimant de ce fait l’absence de réelle sanction infligée par cet organisme qui choie l’Abyssinie du négus d’Ethiopie, Haïlé Selassié, forcé à l’exil suite à l’invasion de l’Italie, entre 1936 et 1941 et qui jouit du soutien de la Grande-Bretagne puis des États-Unis figurés ici par le président Franklin Roosevelt en femme légère, qui semblent entonner le « tube » de la chanteuse afro-américaine, Joséphine Baker, « J’ai deux amours… ». Nous sommes au lendemain du bombardement de Guernica par l’aviation allemande et deux ans avant que Genève n’accueille l’exposition des œuvres du Musée du Prado, transférées à la SDN pour les préserver.
En avril 1939, Le Pilori représente Hitler en serveur présentant une carte qui n’est pas celle à laquelle on aurait pu s’attendre, une carte de l’Europe, mais une Europe envahie par les forces de la Wehrmacht. Fontanet insiste également sur l’anéantissement des groupes socialistes en Espagne avec la récente prise du pouvoir de Franco (ce dernier annonce en effet la fin de la guerre en avril 1939). Rétrospectivement, cette caricature semble préfigurer l’annexion de Dantzig par les forces allemandes ainsi que celle de de la Pologne en septembre 1939. Le personnage découvrant avec stupeur ce qu’il reste de l’Europe est le président Roosevelt. Hitler apparaît ici comme un personnage serviable qui se contente de faire son travail, n’en déplaise aux personnes absentes, pour s’approprier une part du gâteau dans ce restaurant de l’Axe. En arrière-plan, Mussolini se retourne vers les deux protagonistes, serviette à la main.
Les partis-pris idéologiques et graphique d’Oltramare et Fontanet sont plus qu’apparents lorsque l’on compare ces caricatures à d’autres parues en France ou en Angleterre. Chez Pem, le Führer et le Duce sont représentés en chiens. L’Italien semble attiré par les conquêtes dont seule l’Allemagne bénéficie réellement. Mussolini étant attaché, il doit (hélas) se contenter des restes des pays envahis, symbolisés par des os : une inversion de la caricature de Fontanet en avril 1939. La métaphore culinaire est reprise dans le journal français de gauche, L’Humanité, en 1937. Benito Mussolini et Adolf Hitler ont embroché la colombe de la Paix…

Lucas Klotz