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Quand la fourmi s'en va-t-en guerre...

Invasions territoriales, champs de bataille et attentats suicides: la fourmi n'est pas que cet insecte social idéalisé par l'homme. Dans un livre, la biologiste Cleo Bertelsmeier dissèque les stratégies militaires de ces insectes, dont une espèce conquiert activement la rive ouest du Léman en rivalisant avec les indigènes

Cléo Bertelsmeier, biologiste spécialiste des fourmis, à l'Université de Lausanne, le 30 octobre 2019. — © Eddy Mottaz / Le Temps
Cléo Bertelsmeier, biologiste spécialiste des fourmis, à l'Université de Lausanne, le 30 octobre 2019. — © Eddy Mottaz / Le Temps

Agitation au Département d’écologie et d’évolution de l’Université de Lausanne. Un habitant de Cully (VD), quelque peu choqué, a avisé les scientifiques qu’une colonie de fourmis occupait sa demeure et se montrait sans gêne: «Elles ont ouvert une autoroute à deux voies et celle-ci passe par notre chambre à coucher et… notre lit!» Les myrmécologues se sont rendus sur place, ont effectué des prélèvements et identifié l’envahisseur: Tapinoma magnum.

Les biologistes ont été peu surpris. Cette espèce très mobile venue du bassin méditerranéen a investi par milliards d’individus la commune vaudoise depuis plusieurs années. Un cimetière a été la première cible des petites bêtes, puis une crèche, les arbres alentour et enfin un chantier. «Elles sont sans doute arrivées via un arbuste en pot importé de Méditerranée qui fut planté près d’une tombe», relève la biologiste Cleo Bertelsmeier, professeure à l’Unil. Elles pourraient conquérir toute la rive ouest du Léman jusqu’à Genève. «Les premières éclaireuses ont été déjà été repérées à Saint-Sulpice», indique la jeune femme. Car cette espèce est aussi invasive que résistante. Alors que l’autochtone, dite fourmi des bois, hiberne, Tapinoma magnum supporte des températures inférieures à zéro degré.

Par avion, par bateau, par camion

Elle rappellerait la fourmi d’Argentine, avec des nids qui peuvent contenir jusqu’à 350 reines et des millions d’ouvrières, tandis qu’en Suisse ne trône qu’une altesse royale par colonie. Les locales cheminent le long de deux sillons quand les intruses s’engagent dans un véritable réseau autoroutier. «Parmi les 16 000 espèces de fourmis répertoriées jusqu’à présent à travers monde, 250 ont été introduites accidentellement par l’homme sur des territoires dont elles ne sont pas originaires», soutient Cleo Bertelsmeier. Elles prennent l’avion, le bateau, la voiture et les camions, notamment ceux qui chargent fleurs et plantes aux Pays-Bas et les livrent dans toute l’Europe occidentale.

La biologiste travaille actuellement sur un commerce en ligne illicite de 500 espèces de fourmis dont 20 sont catégorisées invasives. «Elles arrivent par la poste dans un tube avec du coton, une reine et des ouvrières. Les gens veulent de l’exotique dans leur terrarium et quand ils s’en lassent, les insectes sont libérés dans la nature. Nous dénonçons cela», dit-elle. Car des fourmis du type Taponima magnum rivalisent avec les espèces indigènes, cherchent à les coloniser ou à les déplacer. «L’impact est important, car les fourmis d’ici sont très importantes pour notre écosystème, certaines ont un rôle prédominant dans la pollinisation des fleurs, d’autres dans l’aération des sols et dans les cultures agricoles», explique la chercheuse. Elle enchaîne: «Saviez-vous que le poids des fourmis à l’échelle de la terre est équivalent à celui de la population humaine?»

Les Guerres secrètes des fourmis

Férue des formicidés, Cleo Bertelsmeier est avant tout une passionnée. Au point de consacrer sa jeune vie (elle a 32 ans) à l’étude de leur comportement, humeurs, rites, vie sociale. La chercheuse vient de publier Les Guerres secrètes des fourmis (Editions Favre), ouvrage qui, sans renoncer à la rigueur scientifique, dévoile à un large public un pan méconnu de la vie de ces bestioles: invasions territoriales, impressionnants champs de bataille et stratégies guerrières sophistiquées allant jusqu’aux attentats suicides. Un travail minutieux effectué en laboratoire, sur le terrain et par la lecture d’études de grands biologistes comme les Vaudois Daniel Cherix et Laurent Keller. «Une amie que je n’avais pas vue depuis longtemps m’a dit: «Tu étudies les fourmis? Et on te paie pour ça?», confie-t-elle en souriant. Son métier est à prendre très au sérieux tant le monde des fourmis s’apparente au nôtre.

Enfant, Cleo, qui est née et a grandi en Allemagne, à Wiesbaden, près de Francfort, voulait faire de la recherche sans savoir précisément quoi. «De la physique? Des neurosciences? Mais j’étais trop sensible, je ne me voyais pas disséquer des singes.» Ses parents sont juristes, sa sœur aussi, «qui veut devenir procureur et s’intéresse un peu comme moi aux grands criminels, mais moi, c’est dans le monde des fourmis». Elle suit des études de biologie à l’Université d’Oxford. En 2007, à Paris, une exposition naturaliste au Palais de la découverte la convainc de poser sa loupe au-dessus de ces insectes. Elle décroche dans la capitale française un doctorat sur l’impact du changement climatique sur les invasions de fourmis. En 2014, elle rencontre à Lausanne Laurent Keller, alors directeur du Département d’écologie et d’évolution à l’Unil: «J’ai été recrutée en 2015 et je me suis retrouvée dans l’un des laboratoires les plus réputés au monde.»

Morsures belliqueuses

L’étage occupé par les chercheurs et les étudiants dans le bâtiment Biophore est un labyrinthe. Une porte ouvre sur un laboratoire qui jouxte un autre, ainsi de suite. Et partout, des bacs emplis de petites bêtes trépignantes et très actives. Cleo sait nommer chaque type de fourmi par son nom latin, saisit quelques individus avec douceur et se fait parfois… mordre. Belliqueuses petites bêtes comme la Paraponera clavata de la forêt amazonienne, appelée aussi fourmi balle de fusil tant sa piqûre fait mal. La biologiste soutient que les sociétés de fourmis sont loin de la description idéale faite par beaucoup de penseurs, philosophes et scientifiques.

Certes, elles seraient bel et bien organisées, disciplinées, coopérantes et dévouées dans l’intérêt général de la colonie. N’ont-elles pas inventé l’agriculture en cultivant un champignon en Amérique du Sud il y a 60 millions d’années de cela? «Il est si intrigant de voir des milliers d’individus coopérer et si tentant d’y chercher des traits humains. Quels que soient la période et le camp politique, monarchistes, anarchistes, communistes, féministes, capitalistes ont pris les fourmis comme exemple parfait de société», observe Cleo Bertelsmeier. Exemplaires jusqu’à la pointe de la lame (ou de la mandibule) puisqu’elles se montrent aussi despotes, voire fascisantes. Les conflits entre colonies renvoient à nos guerres.

Mandibule qui démembre

Les agressions étant fréquentes, elles ont développé un arsenal d’armes, comme la fameuse mandibule qui mord ou démembre. Sa fermeture d’une vitesse foudroyante (64 m par seconde) est la plus rapide du monde animal: sa force excède 300 fois le poids de la fourmi, comme si un humain pouvait exercer une force de 2 tonnes. En appuyant leur mandibule au sol, certaines espèces peuvent en outre fuir en se propulsant en arrière jusqu’à 40 cm (à l’échelle humaine, le saut ferait 116 m). Elles sont aussi pourvues d’armes chimiques, dont un venin injecté par le dard contenant un mélange d’enzymes qui détruisent des protéines dans le corps de la victime et provoquent sa mort.

Une étude très récente de chercheurs du Muséum d’histoire naturelle de Vienne a révélé l’existence, en Asie du Sud, d’une nouvelle espèce de fourmis kamikazes. Les ouvrières de ce clan commettent des attentats suicides en se faisant exploser lors des conflits territoriaux. «Elles contractent leur abdomen pour le faire exploser et libérer une substance toxique qui tue l’ennemi», rapporte la biologiste. Jonchés de cadavres, les champs de bataille laissent aussi à terre des blessées. Qui se mettent en boule et alertent leurs sœurs grâce à des phéromones d’alarme. Des fourmis ambulancières accourent et transportent en lieu sûr les éclopées. Elles assurent les premiers secours en léchant les blessures et en les désinfectant à l’aide de substances aux propriétés antibiotiques. Comme chez l’homme, une forme de triage médical est pratiquée: on secourt avant tout celles qui ont une chance de survie.

«Bisou humide»

Les fourmis savent aussi, et c’est tout à leur honneur, apaiser les conflits. «Pour le propre bien de chaque espèce, l’intérêt est de limiter les guerres qui déciment les populations et pompent l’énergie», résume Laurent Keller. Des comportements alternatifs sont de rigueur pour diminuer l’agressivité sous forme de partage de nourriture ou d’offrande. Comme le «bisou humide»: une goutte de liquide sucré est régurgitée et offerte à la belligérante. Des combats ritualisés sont organisés.

Les fourmis pot-de-miel ou Myrmecocystus sont connues pour leurs affrontements symboliques. Sans cesse à la recherche de matières sucrées, elles rencontrent des consœurs d’une autre colonie et engagent des joutes. Combats fictifs pour évaluer les forces en présence, sans mort de combattantes. La colonie la plus faible cède la place et se retire. A noter que des fourmis de reconnaissance observent la situation et peuvent chercher des renforts. Plutôt que de se battre, il s’agit d’impressionner l’autre pour le pousser à l’abandon.

Sur une étagère de son bureau, Cleo Bertelsmeier a posé une fourmi conçue en 3D, une autre «naturalisée» offerte par ses collègues le jour de la sortie de son livre. On imaginait que cette myrmécologue établie en Suisse connaissait le fameux sketch de la petite fourmi de Zouc. Elle ne connaissait pas. Elle l’a regardé sur YouTube, a ri en écoutant la voix de petite fille prise par l’humoriste. Mais a lancé un «Oh non!» lorsque la main de Zouc a violemment claqué le sol.