Pourquoi le lobbying augmente sous la coupole fédérale

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Par Steven Eichenberger et Andrea Pilotti
Publié le 17 septembre 2015 dans Le Temps

Dans Le Temps du 24 août, Bernard Wuthrich illustrait, d’une part, comment les liens d’intérêt des parlementaires suisses se sont renforcés au cours de la dernière législature et, d’autre part, de quelle manière ces mêmes liens ne concernent pas que les élus de droite. Cette même analyse nous donne l’occasion de préciser quelques éléments, dans le but de mieux situer l’évolution des liens d’intérêt sous la coupole fédérale au cours des deux dernières décennies.

Premièrement, l’augmentation du nombre de liens d’intérêt cumulés par les députés est une tendance de long terme qui n’est pas liée à la seule législature 2011-2015, mais date déjà de l’introduction du registre des liens d’intérêt en 1985. En ce qui concerne nos analyses, il apparaît qu’en 1990, un conseiller national était lié, en moyenne, à un seul groupe d’intérêt. En 2010, par contre, un député détenait désormais un peu plus de quatre liens d’intérêt. Cette multiplication du nombre de liens a lieu pour tous les principaux partis politiques.

Cette augmentation du nombre de liens d’intérêt est tributaire d’au moins deux facteurs. D’une part, la nouvelle loi sur le parlement, entrée en vigueur en 2004, a durci la disposition sur les liens d’intérêt, en exigeant l’annonce de tout genre de lien et pas seulement les plus importants, alors que sous l’ancienne législation certains liens pouvaient être considérés comme peu importants et donc passés sous silence. D’autre part, grâce à la revalorisation du rôle du parlement, la phase parlementaire est devenue plus importante dans le processus décisionnel au détriment de la phase pré-parlementaire, généralement dominée par les principales associations économiques. Cette évolution a pu ainsi inciter les groupes d’intérêt à rediriger leurs stratégies d’influence vers le parlement en général, et les commissions spécialisées en particulier. Nos analyses montrent par ailleurs qu’il existe une spécialisation des stratégies de recrutement des groupes d’intérêt qui «choisissent» les députés en fonction de leur appartenance aux commissions.

L’augmentation des liens d’intérêt s’accompagne d’une pluralisation de ceux-ci. Alors qu’en 1990 on pouvait attribuer 51% de tous les liens aux associations économiques (associations patronales et syndicats), la proportion ne s’élève plus qu’à 19% en 2010. Cette évolution ne fait qu’illustrer une importante diversification entraînée par l’accession au parlement d’un certain nombre de groupes qui étaient beaucoup moins directement représentés jusqu’aux années 1990. Elle est révélatrice à la fois du nombre croissant de groupes d’intérêt public, défendant une cause allant au-delà des intérêts directs de leurs membres, et de l’investissement politique plus important de cette catégorie de groupes d’intérêt liés par exemple à la défense de l’environnement ou des droits de l’homme, à l’aide humanitaire, mais aussi à l’ASIN ou au NOMES. Cette pluralisation concerne toutes les forces politiques. La moindre importance des associations économiques doit cependant être quelque peu relativisée. En effet, il s’avère qu’en chiffres absolus les liens des députés avec les associations patronales et les syndicats augmentent depuis les années 1990, même si cela se fait de manière beaucoup moins importante par rapport à ceux que les conseillers nationaux développent désormais avec les groupes d’intérêt public. Précisons que les associations économiques continuent également à disposer de plus de ressources par rapport aux groupes d’intérêt public. Ces derniers sont souvent aussi moins actifs sur le plan politique en comparaison avec les associations patronales et les syndicats.

Les députés établissent très souvent de nouveaux liens d’intérêt après leur arrivée sur les bancs du Conseil national, comme le souligne l’article du Temps au sujet de la législature 2011-2015. Nos analyses illustrent cependant que cette tendance s’inscrit dans le long terme, n’étant donc pas une évolution contingente. En effet, si l’on prend en considération les liens établis par tous les conseillers nationaux ayant accédé pour la première fois au parlement entre 1999 et 2007, il s’avère que deux tiers de ces liens (67%) ont été développés après leur élection. La très grande majorité des nouveaux liens d’intérêt a notamment été développée au courant des deux premières années d’activité sous la coupole fédérale.

Relevons par ailleurs que les députés sont «ciblés» par les groupes d’intérêt, pas seulement pour leurs activités extra-parlementaires ou professionnelles, mais surtout en raison de leur fonction d’élu fédéral, dont le statut a été sensiblement amélioré au cours des vingt dernières années, ce qui a donc contribué à faire des députés suisses l’objet de plus grandes convoitises.

Finalement, le caractère de milice et la faible professionnalisation du parlement suisse ont historiquement été les facteurs mis en avant pour expliquer son important enchevêtrement avec la sphère économique. La revalorisation et professionnalisation du législatif fédéral n’ont pas remis en cause cet enchevêtrement. Au contraire, loin d’affaiblir les liens entre députés et groupes d’intérêt, ces évolutions en ont favorisé un nouvel essor.

Mesurer la présence des groupes d’intérêt au parlement ne nous dit toutefois encore rien sur leur degré d’influence ou leur pouvoir effectifs. D’autres investigations sont nécessaires pour analyser leur contribution au processus législatif et pour voir dans quelle mesure la diversification des groupes d’intérêt accédant au parlement se traduit également par une plus grande influence, notamment en ce qui concerne les nouveaux groupes d’intérêt public.