Session 7 (samedi matin, 9h30)

Petit métaguide de la critique vidéoludique

Francis Lavigne et Bernard Perron

Si le jeu vidéo a dû créer son propre langage, ou à tout le moins structurer « une diversité de langages qui façonnent son intelligibilité » comme le présente l’appel à communication, il aura réciproquement été nécessaire d’apprendre à en parler. La presse spécialisée a en ce sens eu un important rôle à jouer dans l’élaboration de la compréhension de l’art vidéoludique, de ses genres et des œuvres elles-mêmes (Thomas, Zagal, Robertson, Bogost, et Huber, 2009). Autant, tel que l’a montré Graeme Kirkpatrick, il aura fallu « développer une nouvelle terminologie pour décrire les expériences associées à l’activité, expériences qui ne sont pas les mêmes que celles associées à tout autre moyen de divertissement » (2016, p. 14), autant on a été conduit à cibler et à distinguer des éléments phares afin d’évaluer la valeur de tel ou tel jeu vidéo. On pense aux graphismes, aux sons, à la jouabilité, à la difficulté, à la durée de vie, etc.

De toute évidence, l’analyse de la critique des magazines spécialisés demeure un outil de premier plan pour étudier l’évolution des discours sur le jeu vidéo et pour se pencher sur la construction historique qui en découle. Une telle investigation permet de constater la manière dont ladite critique vidéoludique a changé au fil du temps et d’observer les changements dans les normes liées aux formats de ces critiques et à l’utilisation de supports variés : la presse papier, les vidéos distribuées sur VHS ou CD- ROM, la télévision et l’Internet.

Au lieu de s’intéresser directement aux discours critiques tenus dans les magazines de jeux vidéo, cette communication va plutôt porter son attention en marge et se focaliser sur ces ouvrages qui donnent des informations sur la pratique de la critique. En effet, plus d’un guide ont été rédigés par des journalistes et des amateurs de jeu vidéo depuis le début des années 80. La revue Playboy a publié dès 1982 son Guide to Rating the Video Games dans lequel Walter Lowe Jr. explique « ce qu’il faut rechercher lors de l’achat d’un système de jeu vidéo. [Il] évalue [séparément] chaque jeu en termes de défi intellectuel, de coordination main-œil, d’intérêt à long terme et d’attrait visuel » (p. 2). The Vid Kid’s Book of Home Video Games donne en 1984 une tribune à Rawson Stovall, un jeune garçon de 12 ans qui affirme qu’il a « rapidement appris qu’un jeu de société avec une belle boite et un nom accrocheur n’était pas une garantie de la qualité du jeu. Le même constat est vrai lorsque l’on considère les jeux vidéo » (p. xix). Alors que le site IGN publie notamment en 2001 son « You Got Game, But Can You Write? A beginner’s guide to what it takes to become a computer game reviewer », Dan Amrich donne encore des balises en 2012 avec Critical Path: How to Review Video Games for a Living (on y apprend entre autres l’importance de prendre de bonnes captures d’écran représentatives des jeux critiqués), comme Nathan Meunier avec Up Up Down Down Left WRITE: The Freelance Guide to Video Game Journalism en 2013. Et c’est sans compter les nombreux clips sur YouTube qui expliquent comment faire une critique du jeu en format vidéo (par exemple, la vidéo du critique web Matthew Maguire intitulée « How to Make a Great Game Review » publiée en 2013).

Cette communication propose donc un examen du discours critique vidéoludique à travers le prisme de ces guides de rédaction ou de réalisation audiovisuelle. Il s’agira d’analyser le vocabulaire et les expressions employées par les auteurs de ces ouvrages, les conseils qu’ils donnent, ainsi que le répertoire de connaissances, de stratégies, d’habiletés et de méthodes qu’ils mettent de l’avant pour aborder, parler de et évaluer le(s) langage(s) du jeu vidéo.

 

Amrich, Dan. 2012. Critical Path: How to Review Video Games for a Living. (lieu inconnu) : TripleTorch.

Kirkpatrick, Graeme. 2016. The Formation of Gaming Culture: UK Gaming Magazines, 1981-1995. New York: Palgrave Macmillan.

Lowe Jr., Walter. 1982. Playboy’s Guide to Rating the Video Games. New York : Playboy Paperbacks.

Maguire, Matthew. 2013. « How to Make a Great Game Review ». En ligne. YouTube, chaîne de YOURS.nz, 22 septembre. <https://www.youtube.com/watch?v=XCt56xSQuxA>.

Meunier, Nathan. 2013. Up Up Down Down Left WRITE: The Freelance Guide to Video Game Journalism. (lieu inconnu) : Kung Fu Grip Press.

Peterson, Erik. 2001. « You Got Game, But Can You Write? A beginner’s guide to what it takes to become a computer game reviewer. ». IGN, 22 mars. <https://ca.ign.com/articles/2001/03/22/you-got-game-but-can-you-write>.

Stovall, Rawson. 1984. The Vid Kid’s Book of Home Video Games. Garden City : Doubleday.

Thomas, David, José P. Zagal, Margaret Robertson, Ian Bogost, and William Huber. 2009. “You Played That? Game Studies Meets Game Criticism’” Breaking New Ground: Innovation in Games, Play, Practice and Theory. Proceedings of DiGRA 2009, <http://www.digra.org/wp-content/uploads/digital-library/09287.17255.pdf>.

 

« J’ai trouvé ce passage ‘limite’, mais j’ai bien rigolé ». La couverture de jeux controversés par une émission spécialisée dans le paysage médiatique suisse romand.

Michael Perret et Pierre-Yves Moret

La présente proposition de communication aborde la thématique du colloque sous l’angle de l’inscription du jeu vidéo dans un contexte sociohistorique et politique plus large (axe 4). Depuis une quinzaine d’années, l’émission radiophonique suisse romande Point Barre sur la chaîne Couleur3 de la Radio Télévision Suisse (RTS) traite hebdomadairement entre autres de l’actualité vidéoludique. L’animateur et producteur de l’émission, Stéphane Laurenceau, a imposé durant ce laps de temps son style dans les tests réalisés pour la sortie de nouveaux jeux (Lemieux, 2010) : tics de langage, références intertextuelles à la culture vidéoludique et mass-médiatique ainsi que les traits d’humour ont participé à l’identité et au succès de l’émission dans la logique d’une « communauté discursive » (Perron et al., 2018). Par bien des aspects, sa manière de couvrir la sortie de jeux vidéo « a fonctionné comme lieu d’échange du capital ludique, comme zone de co-construction de la culture vidéoludique » (Krywicki, 2017) avec les auditeurs-joueurs, non seulement dans les propositions faites dans le contenu, mais également dans la place qui leur est assignée par le « contrat de lecture » de l’émission (Verón, 1985).

La proposition de communication entend analyser le traitement réservé par l’émission Point Barre à la sortie de trois jeux vidéo considérés comme controversés, soit Grand Theft Auto V (Rockstar Games, 2013), Hatred (Destructive Creations, 2015) et Red Dead Redemption 2 (Rockstar Games, 2018). En effet, il semble opportun d’étudier la manière dont une émission habituée à présenter des nouveaux jeux vidéo sous forme de tests considère leur inscription dans un contexte sociopolitique plus large. Ce faisant, nous nous proposons de comparer cette configuration de la sortie de ces jeux avec celle des autres formats plus généralistes de la RTS d’une part, et de leur traitement médiatique suisse romand d’autre part. Il s’agit ainsi de mesurer les écarts mais également les éventuels recoupements dans la manière d’aborder l’aspect controversé des jeux. Comment est-il abordé dans les séquences de test ? Y est-il parfois éludé ? Est-ce l’unique aspect de la couverture médiatique « généraliste » ? Une étude préliminaire montre par exemple que Point Barre est le seul média romand à avoir annoncé puis testé Hatred, observant d’ailleurs son niveau de violence et s’interrogeant sur le « discours derrière tout ça » (Laurenceau, 2015). Hormis un autre article dans le quotidien 20 minutes à sa sortie, la couverture du jeu « plus sulfureux, tu meurs » est quasiment inexistante [1]. Aussi, Stéphane Laurenceau sert parfois de spécialiste à des médias généralistes lorsqu’il s’agit de commenter des jeux controversés, comme lors de la sortie de Grand Theft Auto V [2]. A ce propos, il est intéressant de comparer le langage et le ton utilisés lorsqu’il évoque une séquence de torture d’un côté pour un public considéré comme averti en matière de jeux vidéo, à savoir les auditeurs de Point Barre (Laurenceau, 2013), et d’un autre côté à un public généraliste (Iseli, 2013, article dont la citation en titre de cette proposition de communication est issue).

La communication se base sur une analyse énonciative des discours médiatiques inspirée des travaux d’Eliséo Verón (1980, 1988) et Jean Widmer (1999), attentive aussi bien aux énoncés (ce qui est dit) qu’à l’énonciation : l’analyse consiste à faire apparaître, dans les discours, les traces de leur production et l’anticipation de leur lecture, comme autant de propositions d’identification constitutives d’une manière de lire le monde, d’interpréter des événements et d’envisager des actions (Widmer, 1999). La comparaison des discours des différents énonciateurs journalistiques permet d’une part de recenser les opérations de catégorisation (Sacks, 2014) effectuées pour parler des jeux controversés, et d’autre part d’interroger la distinction faite entre médias généralistes et spécialisés (Mauco, 2008).

 

[1] Voir le traitement de ce sujet du 20 minutes (mmi, 2015) et de Point Barre (Laurenceau, 2015).

[2] Stéphane Laurenceau intervient par exemple dans un article du 20 minutes (Iseli, 2013a), repris à l’étranger dans la version luxembourgeoise du journal (Iseli, 2013b), ou encore dans l’émission Médialogues de RTS La 1ère (Fischer, 2013).

 

Fischer, Thierry. 2013. « GTA 5 pour les nuls » Médialogues, La 1ère, 21 septembre 2013.

Iseli, Adrien. 2013a. « Arracher une dent ou l’électrocution ? » 20 minutes [en ligne], 29 septembre 2013, sect. Gamezone.

Iseli, Adrien. 2013b. « Arracher une dent ou l’électrocution ? » L’essentiel [en ligne], 30 septembre 2013, sect. High-tech.

Krywicki, Boris. 2017. « La presse spécialisée en jeu vidéo : histoire, rôles et méthodes d’analyse ». présenté à Cours d’histoire et d’analyse des pratiques du jeu vidéo, Université de Liège, mai 11.

Laurenceau, Stéphane. 2013. « GTA V: le jeu ». Point Barre, Couleur 3, 21 septembre 2013.

Laurenceau, Stéphane. 2015. « Hatred: plus sulfureux tu meurs ». Point Barre, Couleur 3, 6 juin 2013.

Lemieux, Cyril, éd. 2010. La subjectivité journalistique: onze leçons sur le rôle de l’individualité dans la production de l’information. Cas de figure 12. Paris: Ed. de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

Mauco, Olivier. 2008. « La médiatisation des problématiques de la violence et de l’addiction aux jeux vidéo : fait divers, dépendance journalistique et pénurie d’approvisionnement en sources ».

Quaderni. Communication, technologies, pouvoir 67: 19?31. mmi. 2015. « Incarner un tueur en série, une activité assez barbante ». 20 minutes, 4 juin 2015, sect. Gamezone.

Perron, Bernard, Montembeault, Stéphane, Morin-Simard, Andréanne et Therrien, Carl. 2018. « The Discourse Community’ Cut: Video Games and th Notion of Montage », in Intermedia Games – Games Inter Media, édité par Jeff Thoss et Michael Fuchs, 37 ?68. New York, NY & London: Bloomsbury Academic.

Sacks, Harvey. 2014. « De la possibilité d’analyser des récits d’enfants ». In Langage, activités et ordre social. Faire de la sociologie avec Harvey Sacks, édité par Alain Bovet, Esther González Martínez, et Fabienne Malbois, traduit par Alain Bovet, 57?82. Berne: Peter Lang.

Verón, Eliséo. 1980. « La sémiosis et son monde ». Langages 14 (58): 61?74. https://doi.org/10.3406/lgge.1980.1847.

———. 1985. « L’analyse du contrat de lecture ». In Les médias : expériences et recherches actuelles. Paris: IREP.

———. 1988. La semiosis sociale: fragments d’une théorie de la discursivité. Sciences du langage. Paris: Presses universitaires de Vincennes.

Widmer, Jean. 1999. « Notes à propos de l’analyse de discours comme sociologie ». Recherches en communication, no 12: 195?207.

Ludographie: Grand Theft Auto V, Rockstar Games, 2013. Hatred, Destructive Creations, 2015. Red Dead Redemption 2, Rockstar Games, 2018

 

L’authenticité sur parole. Les discours des streamers de jeux vidéo entre réflexivité et présentation de soi

Samuel Coavoux et Noémie Roques

Au cours des dix dernières années, le streaming s’est imposée comme une pratique centrale de la culture vidéoludique. Sur YouTube et Twitch, de nombreux vidéastes proposent des parties commentées, en direct et de façon quasi-quotidienne, ou à l’occasion de compétitions de esport (Taylor 2012, 2018; Johnson et Woodcock 2017). L’un des bouleversements apportés par le streaming est d’avoir rendu visible la position de spectateur de jeu vidéo. Alors que les jeux se voient souvent définis par leurs interactivité, le streaming est un moment où le spectateur n’a pas de contrôle direct sur la partie, ce qui peut être le cas dans d’autres contextes de jeux (la salle d’arcade, le jeu entre amis ou en famille autour d’une console (Lin et Sun 2011; Dajez et Roucous 2010)), mais de façon invisibilisée.

Une autre mutation d’importance est la place de la parole dans cette pratique du jeu, car le streaming est une pratique bavarde. Dans cette communication, nous prenons appui sur une étude empirique de ce phénomène pour explorer deux pistes : la façon dont s’opère la réflexivité de la pratique des jeux vidéo, souvent étudiée sous l’angle de la corporéité ; et la façon dont celle-ci vient équiper la construction d’une image d’authenticité, le streaming se rapprochant ici d’autres mondes de l’art (Fine 2004). En effet, les “conventions” qui régissent le streaming (Becker 1988) imposent aux variety streamers (Taylor 2018) de parler en permanence pour retenir leur audience, de parler du jeu et d’autres sujets. Les attentes des spectateurs, quant à elles, portent largement sur la qualité de ce discours : ils veulent des streamers authentiques, intéressants et drôles (si l’on met de côté les joueurs professionnels, qui peuvent rester silencieux et que l’on admire pour leur “skill”).

En partant de ce premier constat, nous chercherons dans cette communication à approfondir le sens que revêt la parole dans le streaming. Nous nous appuierons pour cela sur les résultats d’une enquête des vidéastes et des publics du streaming, qui a procédé par entretiens avec 18 streamers ou shoutcasters et avec 24 spectateurs réguliers ou occasionnels, principalement adultes (18-40 ans). Du côté des streamers, l’injonction à la parole tend à développer des compétences à la parole publique ; à sélectionner des candidats au streaming présentant déjà de telles compétences ; et à tracer une limite entre ce qui peut et ne peut pas être dit, mettant en jeu un équilibre entre dévoilement et sauvegarde de l’intimité (Woodcock et Johnson 2019). Surtout, la parole permanente impose un rapport particulier au jeu, non seulement parce qu’il doit être réflexif – le streamer doit pouvoir verbaliser une pratique avant tout corporelle – et parce que cette réflexivité doit se faire dans l’action – contrairement aux joueurs professionnels qui, s’ils sont réflexifs, alternent phases de jeu et phases d’analyse.

Du côté des spectateurs, la qualité de l’animation apparaît comme le premier critère de qualité d’un stream, de sorte que ce qu’ils disent est plus important que ce qu’ils font (Anderson 2017; Hamari et Sjöblom 2017). Les publics s’attachent plus particulièrement à trois critères : l’intérêt (la pertinence de ce qui est dit sur le jeu) ; l’humour (différent selon les publics) ; et l’authenticité (le fait que le streamer apparaisse comme une personne réelle, vraie et accessible, et comme ne cherchant pas à manipuler son public). Si l’animation est si centrale, c’est d’une part parce que l’usage du stream renvoie à celui des médias traditionnels, et notamment de la télévision, qu’il remplace souvent chez les enquêtés ; et d’autre part parce que, comme certains de ces médias, le stream doit pouvoir être consommé dans des contextes divers, notamment en situation d’attention limitée (tâches ménagères, transports en commun, en même temps qu’un jeu, etc.).

In fine, l’approche du streaming par la parole constitue une entrée fructueuse à la fois pour l’étude des formes de réflexivité de la pratique des jeux vidéo et de la construction de la valeur des producteurs culturels – dans la perspective de la sociologie de l’art.

 

Anderson, Sky LaRell. 2017. « Watching People Is Not a Game. Interactive Online Corporeality, Twitch.tv and Videogame Streams ». Game Studies 17 (1).

Becker, Howard. 1988. Les mondes de l’art. Paris: Flammarion.

Dajez, Frédéric, et Nathalie Roucous. 2010. « Le jeu vidéo, une affaire d’enfants. Enquête sur le parc à jouets numérique d’enfants de 6 à 11 ans ». In Enfance et culture, édité par Sylvie Octobre, 83-101. Paris: DEPS.

Fine, Gary Alan. 2004. Everyday genius. Self-taught art and the culture of authenticity. Chicago: University of Chicago Press.

Hamari, Juho, et Max Sjöblom. 2017. « What is eSports and why do people watch it? » Internet Research 27 (2). Emerald: 211-32. doi:10.1108/IntR-04-2016-0085.

Johnson, Mark R., et Jamie Woodcock. 2017. « “It’s like the gold rush”. The lives and careers of professional video game streamers on Twitch.tv ». Information, Communication & Society, 1-16. doi:10.1080/1369118x.2017.1386229.

Lin, Holin, et Chuen-Tsai Sun. 2011. « The Role of Onlookers in Arcade Gaming: Frame Analysis of Public Behaviours ». Convergence 17 (2). SAGE Publications: 125-37. doi:10.1177/1354856510397111.

Taylor, T. L. 2012. Raising the stakes. E-sports and the professionalization of computer gaming. Cambridge: MIT Press.

———. 2018. Watch me play. Twitch and the rise of game live streaming. Princeton: Princeton University Press.

Woodcock, John, et Mark R. Johnson. 2019. « The affective labor and perfor- mance of live streaming on twitch.tv ». Television and New Media.