Session 2 (jeudi matin, 11h30)

L’évolution de la complexité linguistique dans un jeu de cartes numérique: un exemple de Linguistic Game Studies

Jérôme Jacquin et Aris Xanthos

Cette contribution rend compte d’un projet débuté en 2015 et relevant de l’étude linguistique et quantitative d’objets vidéoludiques — un terrain de recherche fondamentalement interdisciplinaire encore largement inexploré à ce jour. Le projet a une forte composante empirique dans la mesure où il se base sur un corpus textuel qu’il s’est agi d’élaborer sur la base d’un jeu vidéo particulier. L’originalité de la démarche réside moins dans le dialogue – établi de longue date – entre analyses linguistique et quantitative de données textuelles que dans la spécificité de ce qu’une telle approche peut faire émerger par son application au domaine vidéoludique.

Hearthstone est un jeu de cartes numérique lancé par le studio Blizzard Entertainment en août 2013. Depuis sa sortie, l’augmentation du nombre de joueurs est régulière et le dernier effectif communiqué s’élève à 100 millions (novembre 2018). Le jeu de base est gratuit et les joueurs sont invités à enrichir leur collection par l’achat de cartes supplémentaires, qui sont mises à disposition par l’éditeur sous la forme d’extensions payantes. La très grande majorité des cartes présentent un texte, qui peut être plus ou moins complexe et donne les informations essentielles dont le joueur a besoin pour comprendre leur fonctionnement spécifique (p.ex. “deal 10 damage”, “draw three cards”, “Battlecry: Deal damage equal to this minion’s Attack randomly split among all enemies”). La formulation de ces textes constitue un enjeu crucial pour le jeu et les joueurs, comme en témoignent les longues et nombreuses discussions qui animent les forums dédiés.

Dans ce cadre, notre projet de recherche traite en particulier de la question suivante: à quel point et de quelle manière les textes reflètent-ils la tension existant entre les objectifs contradictoires que sont (i) la fidélisation des joueurs par l’ajout progressif de nouvelles cartes et de nouvelles règles, et donc de complexité, et (ii) la facilité d’accès par de nouveaux joueurs, susceptibles de rejoindre la communauté à tout moment? Pour tenter d’y répondre, nous avons constitué un corpus textuel dans lequel les mots composant le texte de chaque carte sont lemmatisés et catégorisés selon une grille d’analyse morpho-syntaxique fine développée pour l’occasion. Ces données nous permettent de mesurer l’évolution, au fil de l’ajout de nouvelles cartes par l’éditeur, de plusieurs aspects de la complexité linguistique du jeu.

L’objectif de cette contribution est double. D’une part, on proposera une mise au point théorique sur un champ d’étude à explorer et relevant des Linguistic Game Studies en tant que perspective particulière sur l’analyse des produits vidéoludiques. En ce sens, on cherchera à la fois à situer notre approche vis-à-vis d’autres manières d’interroger la relation entre langage et jeux vidéo (par ex. langages de programmation, apprentissage de langues étrangères, qualité de l’interaction entre joueurs, etc.) et à identifier l’apport de l’analyse linguistique en comparaison d’autres modes d’appréhension des produits culturels (par ex. les analyses narratologiques, génériques, etc.). D’autre part, notre contribution sera l’occasion d’illustrer notre démarche par la présentation de notre corpus finalisé, qui constitue dès lors une nouvelle ressource textuelle, en libre accès, pour l’étude de la culture vidéoludique. Outre les défis méthodologiques liés à son élaboration, il s’agira d’exposer les premiers résultats liés à son exploration et, plus généralement, d’ouvrir un espace de discussion sur la problématique de la gestion de la complexité (notamment linguistique et textuelle) dans les jeux qui, comme Hearthstone, ne font pas l’objet d’une parution unique mais sont destinés à évoluer sur une durée indéterminée.

 

Approches de remédiatisations vidéoludiques: les langages de la saga Star Wars

Mathilde Savoie

C’est en 1977 que l’univers de la trilogie Star Wars a été présenté pour la première fois au grand public en salles de cinéma (Lucas, 1977). Depuis, la saga est devenue le phénomène mondial que l’on connaît aujourd’hui et s’est graduellement déployée sous diverses formes médiatiques, telles que le roman, la bande dessinée, la série télévisée et le jeu vidéo. Bien que la série cinématographique constitue la forme canonique de cette saga, la multiplication des représentations médiatiques portant sur ce vaste récit depuis près de quarante ans a permis le développement de son propre « univers étendu ». Ainsi, Star Wars est un exemple éloquent de ce que Jenkins (2004) appelle la « narration transmédiatique » (notre traduction).

Pouvant être définie en tant que « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes » (Genette, 1982), la notion d’interextualité est intrinsèquement liée à la narration transmédiatique et permet d’appréhender les différentes adaptations ou représentations possibles d’un texte en fonction de son support médiatique. À cet égard, plusieurs chercheurs en études du jeu ont soutenu que la nature fondamentalement interactive du jeu vidéo le distingue des autres médias (Aarseth, 1997; Crawford, 2004; Arsenault, 2006; Ryan, 2006; Landay, 2014). Selon Jenkins, le principal atout du jeu vidéo dans un univers transmédiatique est sa capacité de créer des environnements fictionnels immersifs permettant de donner forme aux souvenirs et aux représentations imaginées par les joueurs connaissant préalablement le monde fictionnel représenté (Jenkins, 2004). Or, plusieurs adaptations vidéoludiques de l’univers Star Wars ont été et sont encore développées en préconisant différentes approches de remédiatisation et, par le fait même, différentes expériences de jeu. Dans le cadre de cette communication, nous proposons donc une analyse comparative de deux approches distinctes d’adaptation vidéoludique de l’univers Star Wars en étudiant les jeux Knights of the Old Republic (LucasArts, 2003) et Star Wars Battlefront II (EA, 2017).

Pour ce faire, la notion d’Encyclopédie développée par Umberto Eco (1979) sera mobilisée. Selon Eco, toute lecture d’un texte se fait en relation avec une multitude de références qui lui sont extérieures et qui doivent idéalement être prévues par l’Émetteur. L’ensemble de ces références constituent l’Encyclopédie du Lecteur et permet à ce dernier de comprendre le texte. L’Encyclopédie comprend un ensemble d’opérations référentielles ou de « passages coopératifs » qu’Eco répertorie en six catégories. Dans cette présentation, nous nous intéresserons principalement aux inférences de scénarios intertextuels. Selon Eco, « la compétence intertextuelle (extrême périphérie d’une encyclopédie) comprend tous les systèmes sémiotiques familiers au lecteur » (Eco, [2016] 1979, p. 102). Ces références peuvent être effectuées à différents degrés, tels que des schémas narratifs entiers ( fabulae préfabriquées) ou plus flexibles ( scénarios motifs), des éléments de scénarios récurrents ( scénarios situationnels) et des éléments référentiels d’ordre descriptif ( topoi rhétoriques).

En somme, notre communication a pour objectif de présenter différentes stratégies de remédiatisation d’un univers transmédiatique et de mettre en lumière l’influence du genre et du contexte de parution de ces jeux sur la stratégie préconisée.

 

Aarseth, E. J. (1997). Cybertext: perspectives on ergodic literature. [Cybertext]. Baltimore : Johns Hopkins University Press.

Arsenault, D. (2006). Jeux et enjeux du récit vidéoludique: la narration dans le jeu vidéo. (Mémoire). Université de Montréal.

Arsenault, D. et Picard, M. (Mai 2008). Le jeu vidéo entre dépendance et plaisir immersif: les trois formes d’immersion vidéoludique. Dans colloque Homo Ludens : « Le jeu vidéo: un phénomène social massivement pratiqué » (Vol. 75). Récupéré le 17 avril 2019 de http://www.le-ludophile.com/Files/arsenault-picard-immersion.pdf

Bonenfant, M. (2010). Sens, fonction et appropriation du jeu: l’exemple de World of Warcraft. (Thèse). Université du Québec à Montréal.

Bolter, J. D., Grusin, R. et Grusin, R. A. (2000). Remediation: Understanding New Media. Cambridge, Mass. : MIT Press.

Crawford, C. (2004). Response. Dans N. Wardrip-Fruin, et P. Harrigan. (dir.), First person: new media as story, performance, and game(p. 45-46). Cambridge, Mass. : MIT Press.

Eco, U. ([2016] 1979). Lector in fabula. Le rôle du lecteur. Paris : Le livre de poche.

Genette, G. (1972). Figures III. Paris: Éditions du Seuil .

Jenkins, H. (2004). Game design as narrative. Computer, 44(53), p. 118-130.

Odin, R. (2000). La question du public. Approche sémio-pragmatique. Réseaux, 18(99), 49?72. https://doi.org/10.3406/reso.2000.2195

Ryan, M.-L. (2006). Avatars of Story. Minneapolis : University of Minnesota Press.

 

Improvisation, capital culturel et réécriture narrative: jouer au mode libre de GTA Online

Iñigo Atucha

Cette contribution va considérer le mode libre de Grand Theft Auto Online, le mode multijoueur du jeu Grand Theft Auto V, comme une vaste scène théâtrale, sur laquelle les joueur·se·s enchaînent une série d’actions, d’une façon à la fois spontanée et concertée.

Le mode libre permet en effet aux joueur·se·s d’exploiter, de combiner et de réécrire des schémas narratifs issus de la culture cinématographique, télévisuelle ou littéraire, en suivant des codes que l’on peut notamment rapprocher de la pratique de l’improvisation théâtrale. Au milieu des autres joueur·se·s, qui sont autant de partenaires de jeu, le joueur entre ainsi en scène et rejoue des extraits, arrangés et impurs, issus de son encyclopédie culturelle personnelle : braquages, fusillades avec la police, courses poursuites en voiture et duels à l’arme lourde sont autant d’occasions offertes pour une réécriture et un réarrangement du répertoire culturel mis en œuvre par les joueur·se·s.

L’avatar permet au joueur de se faire comédien et d’incarner un personnage, aidé pour cela par les multiples accessoires mis à disposition dans le jeu, qui sont autant de masques et de costumes qui renvoient à différentes pratiques théâtrales, mais aussi, à travers la prévalence de la vue à la troisième personne, au théâtre de marionnettes que l’on manipule à courte distance. La cinématographicité de GTA online, déjà mise en évidence par la critique, est ainsi une théâtralité : le jeu propose des éléments interactifs qui fonctionnent comme autant de citations prêtes à l’usage, dont les joueur·se·s peuvent se servir pour réarranger des fragments de récits improvisés.

Ainsi, immergés dans le théâtre du jeu libre, les joueur·se·s improvisent : ils enchaînent une série d’actions, orientées vers un but plus ou moins immédiat et défini. Mais improviser présuppose une série de conventions ou de règles implicites. Comme toute improvisation, celle-ci est, dans GTA Online, un mélange de spontanéité et de conformité vis-à-vis d’une composition préétablie, d’une structure de base. Celle-ci est issue de l’interaction de deux répertoires : le répertoire individuel et le répertoire de jeu. Le répertoire individuel est le répertoire propre à un joueur, celui qu’il forme à partir de ses expériences ludiques, mais aussi de son capital culturel, qu’il peut notamment exprimer sous la forme de références cinématographiques, télévisuelles et littéraires concrètes. Le répertoire individuel est indispensable à la négociation d’un répertoire collectif et repose sur des unités culturelles signifiantes : des accessoires vestimentaires, des véhicules, des armes et des objets divers qui s’inscrivent dans un réseau de références culturelles que les joueur·se·s sont en mesure d’identifier et qui orientent ainsi le répertoire individuel à mettre en œuvre.

Le répertoire de jeu est quant à lui un répertoire collectif, fruit d’une négociation explicite ou d’une série d’ajustements implicites à l’intérieur d’un groupe donné de joueur·se·s, dont le processus de sélection est complexe à retracer : le répertoire collectif constitue ainsi un ensemble hybride, composé de la liste de rôles susceptibles d’être endossés, des styles légitimes (et plus ou moins agressifs) de jeu, des accessoires considérés comme pertinents, qui définit un consensus concernant les objets généraux qui procurent une satisfaction commune et partagée par le groupe de joueur·se·s en question, au cours du jeu libre.

Le but de cette contribution est d’analyser les interactions entre le répertoire individuel et le répertoire de jeu, dans le cadre du mode libre de GTA Online, en prêtant une attention particulière aux unités culturelles qui sont mises en action par le répertoire de jeu et qui sont agencées en suivant une syntaxe qui donne une structure à la succession des activités spontanées des joueur·se·s. L’improvisation inhérente au jeu libre de GTA Online sera donc comprise et interprétée comme un processus de réécriture, la mise en action d’une encyclopédie culturelle. Mais l’ensemble des répertoires culturels, quand ils ne sont pas mobilisés de façon active, constituent également une grille de lecture, qui permet aux joueur·se·s de reconnaître l’action qui vient de se dérouler et de formuler des jugements à son propos.

Ainsi, dans ce cadre qui relève d’une théorie de la pratique, la culture sera ici considérée comme une capacité, comme un ensemble de schémas pratiques mis en œuvre pour que les joueur·se·s puissent, d’une part, jouer un rôle (dont les contours sont redéfinis au fur et à mesure de la progression de l’action) et, d’autre part, identifier et donner un sens aux comportements qu’ils ont adoptés au cours du jeu libre.

 

Fanny Barnabé et Julie Delbouille, « Aux frontières de la fiction : l’avatar comme opérateur de réflexivité », Sciences du jeu, 9, 2018.

Raphaël Baroni, « Pour une narratologie transmédiale », Poétique, 182/2, 2017, p. 155?175.

Howard S. Becker et Robert R. Faulkner, « Qu’est-ce qu’on joue, maintenant? », Le répertoire de jazz en action, trad. fr. Bruno Gendre, Paris, La Découverte, 2011.

Howard S. Becker, Robert R. Faulkner et Barbara Kirshenblatt-Gimblett (éd.), Art from Start to Finish: Jazz, Painting, Writing, and Other Improvisations, Chicago, University of Chicago Press, 2006.

Paul F. Berliner, Thinking in Jazz. The infinite art of improvisation, Chicago, University of Chicago Press, 1994.

Manuel Boutet, « Jouer aux jeux vidéo avec style. Pour une ethnographie des sociabilités vidéoludiques », Réseaux, 3?4, 2012, p. 207?234.

Olivier Caïra, « Les dimensions multiples de l’engagement ludique », Sciences du jeu, 10, 2018.

Olivier Caïra, « Jeux vidéo et jeux d’interaction en face-à-face : vers un modèle unifié d’écologie de l’intrigue », Cahiers de Narratologie, 27, 2014.

Rémi Cayatte, « Temps de la chose-racontée et temps du récit vidéoludique : comment le jeu vidéo raconte ? », Sciences du jeu, 9, 2018.

Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1977.

Jean-Pierre Delchambre, « Trois clés pour la socio-anthropologie du jeu », Recherches sociologiques et anthropologiques, 40/1, 2009, p. 1?14.

Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne: 1. La présentation de soi, trad. fr. Alain Kihm, Paris, Editions de Minuit, 2009.

Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne: 2. Les relations en public, trad. fr. Alain Kihm, Paris, Editions de Minuit, 2009.

Erving Goffman, Encounters. Two Studies in the Sociology of Interaction, Indianapolis – New York, Bobbs-Merrill, 1961.

Selim Krichane, La Caméra imaginaire. Jeux vidéo et modes de visualisation, Chêne-Bourg, Georg éditeur, 2018.

Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2006.

George E. Lewis et Benjamin Piekut (éd.), The Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies, New York, Oxford University Press, 2016.

Jean-François Lucas, « Les figures de l’habitant dans les mondes virtuels », Sciences du jeu, 10, 2018.

Martin Pichlmair, « Grand Theft Auto IV Considered as an Atrocity Exhibition », Eludamos. Journal for Computer Game Culture, 2/2, 2008, p. 293?296.

Laurent Thévenot, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.

Gabrielle Trépanier-Jobin et Alexane Couturier, « L’immersion fictionnelle au-delà de la narrativité », Sciences du jeu, 9, 2018.