Dans l’espace étriqué et irréel de l’appartement de Madame Victoire se prépare une scène maintes fois rejouée : un dîner de famille fêtant le retour du fils. Pierre, parti faire ses études de droit, était attendu par sa mère et par son amante enceinte, il y a longtemps de cela. Pierre n’est jamais revenu. Un tragique et si banal accident de train. Glissé sur une plaque de glace. Depuis toutes ces années, les deux femmes et leur domestique Robert réinterprètent avidement ces retrouvailles qui n’eurent jamais lieu. Et pourtant, depuis toutes ces années, il ne s’est encore jamais passé ce qui se passera aujourd’hui. Une fine averse de neige s’émiette au fond de la scène. Elle a déjà délimité un espace, au sol. Un grand cercle noir sur les bords duquel elle s’est amassée, rivage blanc à la ligne parfaite. Au centre, Victoire. Madame Victoire. Elle regarde droit devant elle, assise sur son tabouret minuscule, parle d’une femme et de sa bibliothèque, et de la poussière, qui est tombée dessus. Elle porte une robe bleue naïve, bleu ciel comme on en voit pendre aux épaules des princesses ou des poupées. Robert, le domestique en gilet jaune et chemise blanche, s’approche muni d’une grande règle au bout d’un manche, d’un long pinceau, d’un récipient à peinture, et tire des traits par terre. Patiemment, méticuleusement, autour de Madame Victoire immobile, qui liste tout aussi minutieusement ses ouvrages enfouis dans l’oubli. Robert délimite. Dessine le plan de l’appartement, absurdement petit. Comme si l’espace imaginaire qu’il démarque ainsi devait être, spatialement du moins, restreint, étriqué, strict, net. Toute la pièce sera question de limites. De celles qu’on peut franchir, outrepasser, effacer même, et de celles qu’on ne peut pas.
Stupeur et affolements Lire plus