P.O.I.S.O.N

Par Monique Kountangni

Une critique sur le spectacle :
I am not what I am / D’après Othello de William Shakespeare / Conception et mise en scène de Sandro De Feo – Rust Roest Kollectif / La Grange de Dorigny / du 5 au 7 décembre 2019 / Plus d’infos

© Audrey Bersier

Lausanne, La Grange de Dorigny : pendant que les moutons dorment paisiblement à l’extérieur, les mots fusent sur scène. Percutent. Agressent. Désorientent. Violentent et mènent le héros au geste fatal. Trois interprètes, un match de boxe, une inéluctable tragédie et une musique-coup de poing : suave torture !

Je boxe avec les mots martelait en 1998 le groupe de rap français Ärsenik. C’est sur fond de musique électronique pulsée par un thérémine, l’un des plus anciens instruments de musique électronique (son invention date des années 1920), que Sandro De Feo et son équipe s’emparent d’une pièce iconique de Shakespeare, Othello. Dans une interprétation contemporaine et décalée, ils proposent une création originale en transposant l’intrigue et les personnages dans l’univers de la boxe. Audacieux !

Les trois interprètes incarnent ici cinq personnages – Othello, Desdémone, Iago, Cassio et Roderigo. Les transitions à vue, vocales et vestimentaires, instillent parfois, même dans des moments dramatiques et chargés d’émotions violentes, une note ludique, qui illustre l’équilibre fragile du verbe face à la puissance de l’image visuelle. Remarquable !

Débite mes vers sur le beat, le poison coule à flots poursuit Ärsenik dans « Quelques gouttes suffisent ». Force est de constater qu’il ne faut que quelques mots adroitement distillés par Iago, le démoniaque faux honnête homme, pour que la machine de l’amour s’enraye, embarquant Othello et Desdémone vers l’inévitable fin tragique. Machiavélique !

Ici, la boxe est évoquée par le vestiaire, les tenues d’Othello et la veste de Cassio, autre pantin d’Iago. Si le texte de Shakespeare n’apparaît que comme sous-texte, le lexique guerrier de la version originale a été conservé, ce qui intensifie la tension tout au long de la pièce. Les bruitages horripilants auxquels la musique tonitruante emboîte le pas font de cette création une expérience pleinement sonore. Détonante !

La musique répond au texte et constitue un protagoniste à part entière. Elle caresse, enjolive avant de se transformer progressivement, tout comme Othello, gagné par la folie de sa jalousie pathologique, en vibrations obsessionnelles et persécutantes. Fatale !

« Je ne suis pas ce que je suis » annonce dès le départ Iago qui impose au public le statut inconfortable de complice de son plan machiavélique. Il n’aura de cesse de partager les différentes étapes de son plan avec les spectateurs, impuissants devant ce démon personnifié. Sur scène, pendant que Iago distille son poison dans l’esprit d’Othello, l’inconfort causé par ses confidences scabreuses s’accroîtra dans le public. Délicieusement nauséabond !

Parallèlement, grignoté par Iago, metteur en scène sur la scène même (il est d’ailleurs incarné par Sandro De Feo), le sol semble symboliser l’amour qui disparaît goutte à goutte, ou la raison qui peu à peu quitte l’esprit faible d’Othello avant qu’il ne s’abandonne à la folie et commette le meurtre redouté. Effroyable !

C’est par une autre femme, Emilia, qu’Othello apprend la vérité sur la prétendue infidélité de Desdémone. Et ce qu’un Othello en version match de boxe nous rappelle avec force, c’est combien le « péché originel » censé avoir été endossé par toutes les femmes, justifie encore aujourd’hui, aux yeux de certains, de nombreuses violences banalisées. Saisissant !