Le roi en toc

Par Margaux Farron

Une critique sur le spectacle :
Le roi se meurt / Texte d’Eugène Ionesco / Mise en scène de Cédric Dorier / Théâtre du Passage / 27 novembre 2019 / Plus d’infos

© Alan Humrose

Le metteur en scène Cédric Dorier et sa compagnie Des Célébrants proposent une version énergique et colorée du chef-d’œuvre d’Eugène Ionesco Le roi se meurt. Optant pour une mise en scène très picturale, Cédric Dorier sublime et actualise ce texte majeur du théâtre de l’absurde. Une vraie poésie visuelle !

Le roi se meurt et son royaume disparaîtra (peut-être) avec lui ! Écrite en 1962 par Eugène Ionesco, Le roi se meurt raconte la fin de vie du roi Bérenger Ier qui apprend à l’exposition sa mort prochaine qui surviendra très exactement une heure trente après le début du spectacle. Accompagné d’un médecin, de deux serviteurs et de ses deux épouses, la reine Marguerite et la reine Marie, Bérenger Ier fait face à l’angoisse de la mort et de l’oubli. Le roi et sa suite traversent successivement toutes une série d’émotions, allant du déni à la révolte, de la peur au regret, jusqu’à la résignation finale.

Pour évoquer le royaume de Bérenger, Cédric Dorier opte pour une atmosphère fantaisiste et enfantine : un cheval de bois figure le trône, confirmant le caractère dérisoire du territoire. Signés Irène Schlatter, les costumes de couleurs vives et contrastées semblent tout droit sortis d’Alice au pays des merveilles (vu par Tim Burton) et plongent le spectateur dans le monde des contes. La distribution frappe par la diversité des corps mis en jeu, accentuée par l’attribution à chacun de ses membres d’une couleur spécifique permettant de composer d’extraordinaires tableaux humains. Pour disposer ses figures, le metteur en scène semble parodier à plusieurs reprises des tableaux d’histoire, comme les chefs-d’œuvre du peintre Jacques-Louis David. Dans l’image du roi Bérenger juché sur son cheval de bois, impossible de ne pas percevoir un clin d’œil à la figure glorieuse de Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard peint en 1801. De même, et en contrepoint, quand Bérenger se désole pendant de longues minutes dans sa baignoire, la ressemblance avec La Mort de Marat peint en 1793 est frappante.

La scénographie d’Adrien Moretti et de Cédric Dorier enferme les protagonistes dans un château d’aluminium dont les faces courbes exhibent des motifs de rouages d’horloge. Les parois mobiles dessinent au sol un espace circulaire et réduisent considérablement l’espace de jeu des protagonistes. Ceux-ci sont condamnés à demeurer dans cette arène, sans contact avec le reste du royaume. Symboliquement close sur elle-même, la cour du Roi Bérenger maintient pourtant un contact direct avec le public et le metteur en scène se joue de l’apparente distinction entre le monde du spectacle et le monde réel en proposant à deux reprises une confrontation brutale des univers. Alors que, recroquevillé dans sa baignoire, le roi travaille à accepter son tragique destin, l’utilisation de projections vidéo sur les décors fusionnent monde fictionnel et monde réel. Des images de formations militaires ou de personnalités politiques contemporaines (telles que Donald Trump), font irruption dans l’univers merveilleux du conte. À la fin du spectacle, alors que le roi est mort, Anne-Catherine Savoy, respectant en cela les didascalies de Ionesco, s’échappe du cercle fictionnel. La lumière de la salle s’allume brusquement ; la comédienne enlève son costume et abandonne son personnage tout en adressant ses derniers mots au public. Sur scène, les techniciens du Passage démontent le décor. Alors que la pièce touche à sa fin, la comédienne construit un pont entre le monde de la fiction et le monde réel, en invitant le spectateur à prendre la place vacante du roi Bérenger afin que le royaume revive. Pour Cédric Dorier le pari est réussi. Il parvient à imager avec vigueur et sensibilité un texte dont on aurait pu craindre la désuétude et à affirmer sa pertinence et son actualité.