Jouer sur les maux

Par Sarah Juilland

Une critique sur le spectacle :
Schmürz / D’après Jean-Luc Lagarce et Boris Vian / Mise en scène de Gian Manuel Rau / La Grange de Dorigny / du 26 octobre au 2 novembre 2019 / Plus d’infos

© Cie Camastral

Avec l’ineptie des guerres en ligne de mire, Gian Manuel Rau superpose deux huis-clos acerbes et corrosifs, Erreur de construction (1977) de Jean-Luc Lagarce – clin d’œil à La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco – et Le Schmürz de Boris Vian – pièce politique et atemporelle sur l’oppression totalitaire. Le spectacle, placé sous le signe de l’absurde, naît du mariage oxymorique entre la cocasserie et la cruauté, le jeu et la souffrance, le doux leurre et la douleur. Au fil du diptyque, les spectateurs·trices sont happés·ées dans une escalade angoissante, du rire vers la noirceur et la désillusion.

Entre les deux pièces qui composent le Schmürz imaginé par Gian Manuel Rau, un glissement s’opère progressivement d’un absurde comique et saugrenu vers un absurde féroce et funèbre. Le public, invité dans l’intimité de deux intérieurs – le salon de Louise Scheurer puis l’appartement de la famille Dupont – est saisi par une tension croissante et oppressante, à l’image des murs qui se rapprochent chez Boris Vian ou du « Bruit » qui chasse les locataires d’étages en étages. D’Erreur de construction – qui constitue un prologue selon le metteur en scène – au Schmürz, un effondrement se produit, des rires aux affres. Les esclaffements laissent place aux étouffements. Ainsi que l’écrit Ionesco : « le comique étant l’intuition de l’absurde, il est plus désespérant que le tragique ».

Par le biais de costumes fantasques et hétéroclites, arborés par six comédiens dont les rôles sont peu définis, la scène d’exposition porte le sceau de l’extravagance et de la loufoquerie. Les personnages qui vagabondent dans l’espace forment une faune hétérogène : les dégaines androgynes de certains côtoient les trois Madame Scheurer – une femme pot de fleurs, une femme boule à facettes et une danseuse de cabaret. Mais l’architecture brutaliste et la sobriété des décors font contrepoids à la fantaisie des costumes, et présagent peut-être la misère de la guerre qui court comme un fil rouge dans le spectacle. Bien que le premier temps – celui qui est consacré au texte de Lagarce – soit davantage du côté de l’amusement, la guerre est déjà tapie en toile de fond. Menace spectrale omniprésente, elle pend au-dessus des têtes telle une épée de Damoclès invisible. Assurant la transition vers l’univers lugubre du Schmürz, la fin d’Erreur de construction esquisse l’avènement d’un régime répressif et dictatorial, par l’évocation de meurtres en série, de tickets de rationnement pour le beurre et par la proclamation autoritaire d’un « président à vie de la Patrie en danger ». Les lumières faiblissent, la scène se vide et ne résonnent et déraisonnent plus que des voix – d’outre-tombe ? – dialoguant entre elles. Place au Schmürz.

Le second volet du diptyque est plus sombre, principalement en raison de la présence scénique du « schmürz » : un être laid, rampant, difforme, écorché et profondément dérangeant par sa fonction de souffre-douleur domestique.  Aux costumes excentriques de la première partie se substituent des uniformes ternes, bleus de travail rappelant l’atmosphère dystopique du célèbre roman de George Orwell.  La progression de l’action et la scénographie thématisent l’amenuisement : le décor se dépouille à mesure que la famille Dupont déménage vers des foyers encore plus exigus, les lumières baissent et la scène aseptisée se vide de ses protagonistes. Seul survivant, le « schmürz » se relève enfin pour une danse macabre, marquant par là le triomphe de l’absurde. Cet être dépecé se fait le miroir d’un monde dé-pensant.

En filigrane se tisse un réseau d’images qui évoquent la guerre, l’angoisse et la mort. D’une part, la scénographie provoque un sentiment d’intimidation en suggérant concrètement un péril imminent, en alliant des bruits assourdissants de grondements et de bourdonnements, en alternant éclats stroboscopiques et noirs complets et en propageant ponctuellement des nuages de fumée. D’autre part, le « schmürz » qui, selon le metteur en scène, « rôde comme un doute ou une pensée noire », incarne la peur. À ses côtés, le « Bruit » est une entité à part entière – « une image », « un symbole », « un avertissement » – qui fait fuir les personnages du Schmürz. L’instauration, par la mise en scène, d’une pression psychologique grandissante chez le spectateur ou la spectatrice fait penser au Théâtre de la Cruauté théorisé par Antonin Artaud, qui chercherait à figurer les terreurs, fantasmes et obsessions du public. Les pièces de Vian et de Lagarce, réinvesties par le travail de Gian Manuel Rau, conservent toute leur acuité et leur actualité face à un présent incertain et préoccupé, encore et toujours en crise.