Un remède à la bipolarité ?

Par Emmanuel Jung

Une critique sur le spectacle :
La Vallée de l’étrange / Texte de Thomas Melle et Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) / Mise en scène de Stefan Kaegi / Théâtre de Vidy / du 25 septembre au 10 octobre 2019 / Plus d’infos

© Gabriela Neeb

La dernière création de Stefan Kaegi dévoile – avec sarcasme ? – un remède unique à la bipolarité : un robot très réaliste, seul personnage sur scène et double de l’écrivain Thomas Melle, lui-même atteint de cette maladie. Une expérience déroutante et anxiogène qui questionne la position et les réactions du public :  comment réagir à un spectacle qui ne propose que le succédané d’un acteur ?

On n’en sort pas indemne, pourtant personne n’était sur scène. Ou en tout cas aucun être humain. Pendant une heure, le robot propose une conférence sur Thomas Melle (« lui-même »…) et Alan Turing, accompagné uniquement d’un ordinateur et d’un écran de projection ; une heure suffisante pour instaurer une relation très particulière entre la scène et le public. Différentes interrogations semblaient en effet émerger des spectateur·trice·s : lorsque l’humanoïde fait, par exemple, une blague, que faire de notre rire, à qui est-il destiné ? Cette confusion est réapparue, plus brutalement encore, lors des applaudissements finaux. Car, habituellement, un·e conférencier·e réagit en fonction du comportement du public : si le public rit, il ou elle attendra la fin des rires pour reprendre la parole ; de la même façon, il ou elle réagira plus ou moins positivement aux applaudissements en fonction de leur degré d’intensité. Mais lors de ce spectacle, rien de tout cela. Le robot parle, mais n’entend pas, n’est jamais réceptif : la relation robot-public est à sens unique, du robot au public, jamais l’inverse. Les rires, les applaudissements mitigés restent dans leur espace initial, n’atteignent jamais la scène. Un miroir invisible renvoie aux spectateur·trice·s leurs propres réactions.

Dès l’entrée du public dans la salle, le trouble s’est installé, le peu d’éclairage permettant d’entretenir l’ambiguïté sur l’authenticité de l’acteur présent sur scène. Au commencement du spectacle, cependant, le doute est levé : gestes accompagnés d’un bruit mécanique, crâne ouvert laissant apparaître de nombreux câbles.  L’objectif n’est donc pas de créer un clone parfait ; un double de Thomas Melle partiellement inachevé, sans naturel, suffit.

Il suffit si l’on suit la justification donnée par l’écrivain pendant le spectacle : étant atteint de bipolarité, il aurait fait construire ce robot pour « être libre », pour pouvoir « aller au spa » pendant que son ersatz remplirait ses obligations médiatiques (conférences, questions des journalistes…). La catharsis aristotélicienne est ainsi renversée ; elle ne concerne plus les spectateur·trice·s (la représentation devrait provoquer, on le rappelle l’épurement des passions du public), mais le créateur. Mais devons-nous croire Thomas Melle ? Il est écrit, sur le site du Théâtre de Vidy, que « Stefan Kaegi a fait réaliser un robot » (et non pas Melle) : la justification concernant sa création tombe donc à l’eau, n’est qu’une fiction, et la catharsis repasse du côté du public. Il nous semble alors que cette « liberté d’aller au spa » est à considérer avec précaution car placée sous le signe de la fiction, voire sous celui de l’ironie et du sarcasme. La question reste ouverte.

Dans tous les cas, une majeure partie de la représentation est travaillée en fonction de cette thématique du double, des projecteurs qui séparent l’humanoïde en deux ombres distinctes aux différents niveaux de réalité. Sur l’écran, des photos et des vidéos de l’écrivain sont effectivement projetées, interrogeant le vrai et le faux, la présence et l’absence. On se demande qui est le plus véritable : Melle en vidéo, qui « joue » peut-être un certain rôle, ou le robot Melle, sur scène, qui parle avec sa voix, préenregistrée ? Parallèlement, l’écrivain n’est pas sur les planches, mais doublement présent, grâce à la vidéo et grâce au robot (visuellement et auditivement). Ce dernier, statique, investit paradoxalement l’espace scénique de manière surprenante. La rareté de la situation – voir bouger un robot – provoque une hyperacuité visuelle : chacun de ses gestes est scruté par des spectateur·trice·s perplexes.

Du reste, le trouble général a été amplifié, lors de notre représentation, par une série de problèmes techniques (vingt minutes de retard, panne du robot au beau milieu de son allocution, reprise de son discours non pas là où il l’avait abandonné, mais plusieurs minutes auparavant). Sur le moment, délicat de savoir si cette interruption avait été volontairement glissée dans le spectacle – nous avons a posteriori appris que non. Ces soucis techniques étaient toutefois symptomatiques, venant encore renforcer l’étrangeté généralisée dans la salle et l’idée d’une séparation forte entre le l’humanoïde et les spectateur·trice·s ; car si le robot disjonctait en répétant ses paroles, le public ne les avait pas oubliées…