Je (ne) suis (pas) un robot ?

Par Thibault Hugentobler

Une critique sur le spectacle :
La Vallée de l’étrange / Texte de Thomas Melle et Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) / Mise en scène de Stefan Kaegi / Théâtre de Vidy / du 25 septembre au 10 octobre 2019 / Plus d’infos

© Rimini Protokoll

Dans La Vallée de l’étrange, Stefan Kaegi et Thomas Melle explorent la possibilité de remédier à l’instabilité humaine par la technologie. Le spectacle intrigue par son dispositif repoussant les limites du théâtre mais c’est le discours tenu qui interpelle pleinement, entre cynisme sur l’avenir biologique et admiration pour la solution robotique.

Dans la pénombre de La Passerelle du Théâtre de Vidy, un individu confortablement installé dans un fauteuil reste immobile et silencieux, attendant que le public se soit assis. Il se racle la gorge et renifle avant d’entamer une conférence sur l’eldorado que constitue l’apport technologique pour les êtres de chair et de sang. Rendant compte de son mal-être lié à la scène médiatique, il imagine la possibilité d’être remplacé pour ne plus avoir à se déplacer de plateaux en plateaux pour répondre aux mêmes questions. Et s’il déléguait la tâche ?

L’individu se présente et prétend s’appeler Thomas Melle. Sa voix, sa gestuelle, les anecdotes sur sa vie, sa réflexion, et surtout son visage laissent bien penser que nous avons affaire à l’écrivain allemand. Si ce n’est toutefois une sorte d’écart, de décalage, de lenteur dans le mouvement des bras, des lèvres. Ainsi que le statisme de ses jambes, de ses doigts quasiment atrophiés. L’interprète serait-il malade ?

Sans surprise véritable, au vu de la publicité entourant le spectacle et du sujet de cette conférence, l’orateur se révèle être un robot, utopie monstrueuse que Stefan Kaegi propose à Thomas Melle pour discourir sur les bienfaits de l’augmentation technologique des êtres humains. L’ingéniosité du dispositif métadiscursif réside dans le fait que le robot présente la réflexion attribuée à son créateur pour que ce dernier, le véritable Thomas Melle, puisse renoncer à sa présence au moment de la monstration.

Dès lors, les propos tenus sur la robotique interpellent et fascinent presque de manière morbide. La stabilité de l’androïde et sa propension à ne jamais commettre d’erreur renvoient brutalement à la faiblesse humaine, aux êtres instables qui ne demandent, inconsciemment, qu’à être augmentés pour réponde à un idéal de perfection. Serions-nous prêt·e·s à renoncer à notre humanité pour embrasser l’optimisation absolue, pour ne plus souffrir, pour être efficaces dans toutes situations sans jamais faiblir ? Sommes-nous prêt·e·s alors que nous avons déjà recours à cette technologie ? Etions-nous prêt·e·s ?

Car il est bien question d’humanité derrière le dispositif du spectacle, derrière le masque appliqué avec soin sur le squelette métallique du robot. Si vallée de l’étrange il y a, ce n’est plus vraiment dans notre perception d’un androïde qui nous ressemble, mais dans notre regard sur nous-mêmes. La fascination pour le robot disparaît derrière l’évocation de nos neurones miroirs programmés pour comprendre et ressentir l’expérience de l’autre. Comment en tant qu’humains, pouvons-nous prétendre être différent·e·s d’un androïde si nous répondons dans nos actes aux stimuli qui nous sont extérieurs, de manière aléatoire certes, voire erronée, mais sans jamais s’en affranchir par la volonté de l’esprit ? Lorsque le spectacle prend fin, le robot présente les applaudissements comme une étrangeté, notamment car la pratique s’adresse en théorie aux humain·e·s présent·e·s sur la scène théâtrale. Si le public applaudit, il le fait suite au stimulus que constitue un projecteur qui s’éteint ; notons aussi la dimension culturelle et sociale des applaudissements. Si le public n’applaudit pas, il répond à la considération de l’orateur. Dans les deux cas, les spectateurs·trices adoptent un comportement en fonction d’une ou plusieurs données extérieures.

Stefan Kaegi et Thomas Melle offrent avec ce spectacle une matière complexe et fascinante. Loin de proposer un show d’animatronique, les deux artistes dissimulent sous le dispositif robotique les angoisses les plus terribles qui ponctuent l’histoire de l’humanité ; qu’est-elle ? d’où vient-elle ? a-t-elle une importance quelconque ? Le spectacle-conférence déroute aussi dans la mesure où il brouille toute tentative de trancher sur la nature fictionnelle ou réelle de ce qui est présenté. Les vidéos intégrées à la conférence montrent Thomas Melle se créant un alter ego robotique ce qui souligne son intérêt (fictionnel ?) pour une technologie qui donne naissance au moment théâtral réel assumé par un androïde…

Dans cette perspective, il serait intéressant, à la manière du test de Turing, d’interroger La Vallée de l’étrange sur sa nature de spectacle théâtral. De par son décalage, s’agit-il de fiction ou d’une monstration monstrueuse bien réelle constituant une éventualité artistique à venir ?