Mani-feste

Par Océane Forster

Une critique sur le spectacle :
Dévaste-moi / Mise en scène de Johanny Bert et en musique par The Delano Orchestra / Théâtre du Grütli / le 25 mais 2019 / Plus d’infos

© Jean-Louis Fernandez

Du 20 au 26 mai a eu lieu la quatrième édition de la biennale des arts inclusifs Out of the Box, qui se propose de faire réfléchir au rapport entre pratique artistique et situation de handicap. Au travers de spectacles, films, expositions et conférences (dansées ou non) sont tour à tour explorées des formes de danse intégrante ou d’art brut, afin de mettre au jour une théâtralité plus collective, ouverte sur des corporalités et des singularités trop souvent marginalisées. Dévaste-moi, spectacle musical, met en scène Emmanuelle Laborit, comédienne sourde et co-directrice du Théâtre visuel international dans une création de chant-signé qui, entre opéra et chanson populaire, donne à voir le langage des signes. A l’égal de la voix, celui-ci a son expressivité, son rythme, mais aussi sa poésie chorégraphique, et thématise ce que peut aussi être la musique.

Les musiciens la précèdent, ils s’installent à droite et à gauche d’un écran en fond de scène. Vêtue d’une longue robe écarlate, la tête couverte d’une cagoule faite de la même matière, elle est une bien étrange Carmen. Ses mains qui parlent sont traduites par les surtitres. Les chansons, de Baschung à Anne Sylvestre en passant par Amy Winehouse ou Serge Gainsbourg, font émerger de façon récurrente la thématique du corps féminin, qui sera le fil rouge de cette création. Ces féminités, leurs plaisirs, blessures et combats, chantés par de multiples artistes, femmes ou hommes, Emmanuelle Laborit les incarne toutes, dressant le portrait, en cadavre exquis, d’une interprète lumineuse.

Parfois, césures dans le concert, Emmanuelle Laborit raconte une enfance, peut-être la sienne, marquée par le détachement face à ceux qui ne cherchent pas à communiquer avec elle, détachement face aux sons qu’elle ne peut percevoir. Désintérêt de la musique aussi, jusqu’à la découverte des vibrations que celle-ci provoque. Des moments de jeu ponctuent également les morceaux. L’écran de projection devient alors un complice où se dessinent des ombres avec lesquelles la comédienne interagit, ou parfois propose une interprétation didascalique de ce que fait la comédienne en coulisse.

Le travail effectué par la comédienne Emmanuelle Laborit, le metteur en scène Johanny Bert et le chorégraphe Yan Raballand sur le chant signe interroge le langage écrit et le langage signé, et leur rapport respectif au sens. Dévaste-moi est l’occasion de se rendre compte que la potentialité sémantique d’un mot peut s’actualiser dans le signe, parfois plus proche du signifié, que ne l’est le signifiant écrit. Cette analogie, la corporalité indissociable de la langue des signes la nourrit en donnant lieu à un chant chorégraphié. Les jeux de mots et expressions qui peuplent la chanson française investissent, dans le geste, la dimension spatiale. Ainsi, quand Laborit, en Carmen masquée, signe « l’amour est un oiseau rebelle », elle laisse le signe signifiant « amour » se terminer en un envol éloquent.

À mi-chemin entre musique, pièce de théâtre et performance, cette création reprend les codes du concert, sa théâtralité. Dans l’interprétation que livre la comédienne, comment ne pas reconnaître Madonna, Edith Piaf ou encore Dalida… Dévaste-moi est une pièce transdisciplinaire qui s’approprie un genre et suscite la rencontre de la langue des signes et d’autres formes artistiques. Le spectacle fait redécouvrir aux personne entendantes un répertoire connu en lui conférant une interprétation visuelle, et ouvre aux malentendants une adaptation de ce répertoire au langage qui leur est familier. Dévaste-moi porte à la scène la culture sourde, teintée de féminisme, pour une convergence des luttes rafraîchissante et inclusive. Une utopie fleurit dans les mains d’Emmanuelle, celle d’un théâtre qui se montre consciente des minorités.