Souffle dans l’immensité

Par Thibault Hugentobler

Proposition de critique créative sur le spectacle :
Imposture posthume / Texte, mise en scène et jeu de Joël Maillard / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 26 au 31 mars 2019 / Plus d’infos

© Gregory Batardon

« Que restera-t-il de nous
Quand l’eau sera montée ?
Encore combien de temps, bébé
Encore combien d’étés ? »
(Bagarre, Honolulu, 2018)

 Quelque part, un 1er avril xxxx

Le réveil a été abrupt. Il reste couché sur le dos, les yeux semi-ouverts fixés sur l’écran de son téléphone, tentant vainement d’éteindre l’alarme. Soupir. Snooze. Encore quelques minutes, histoire de…

Sursaut, deux heures ont passé. Il se redresse tel un vampire hors de son cercueil, lâche un juron, se douche en hâte. Pause. Sèche-cheveux saisi, un peu de musique, il faudrait que j’arrange cette tignasse, dit-il, peut-être, ou le pense-t-il, peut-être. Petit café, une tranche d’un pain un peu sec, brossage de dents, la porte claque, la journée commence. Il s’effondre.

1er avril 2019

Le réveil sonne. Il reste étendu sur le flanc, les yeux fermés. Il compte. L’alarme s’arrête, cinq minutes avant la prochaine alerte. Il se remémore ce rêve, bizarre, assis à une table dans un désert, les mains collées sur un clavier. Faudrait pas oublier d’écrire avant lundi. Page blanche, toujours, encore. On se l’avoue, la tentative est vaine.

Sonnerie de merde. Il se lève, aisselles tartinées, barbe en chantier, furoncle remarqué, corporalité habituelle. Un jour peut-être on me remplacera tout ça, un jour peut-être la machine me constituera, je me survivrai. Café mal dosé, quelques céréales noyées dans quelques lapées de lait, brossage de dents, gencive irritée, saloperie. La porte claque. En chemin vers le théâtre. Il s’agit de monter un nouveau projet. Pour août. Pas de traces écrites, seulement la mémoire comme matière. Je me souviens que et blablabla…

Quelques débris jonchent le sol, faudrait pas trop nous prendre pour des cons. Plus chaud·e·s que le climat quand ça nous arrange.

1er avril 2025

25 ans avant le possible effondrement. Toujours pas de solution, toujours pas d’engagement. Les écoliers·ères dans la rue apparaissent comme un gag maintenant. Changement peut-être, répression gouvernementale des alarmistes. L’ami Donald a convaincu l’Europe avant de décéder, ironie du sort, après un coup de chaud lors de la canicule de 2023, à Davos. Il a fait l’expérience, tout seul, de l’étuve planétaire. Bref. On reprend.

Je me souviens, on est presque à la 400ème représentation. Faut dire que le coup de la mémoire d’un passé humain projetée dans un futur plus ou moins proche, ça captive. Je me demande si un jour, le souvenir ne sera pas le luxe absolu, pouvoir citer quelques pointures, en déglinguer d’autres. Chanter des tubes des 60s, 70s, 80s, 90s, puis le flou des années 2000-2010. Citer Despentes comme Nerval, se rappeler les avertissements latents de Dick et Asimov.

1er avril 2030

Le théâtre ne paie plus. La culture a perdu ses subsides. On a trop fait les cons, maintenant faut sauver l’humanité. S’il y a quelque chose à sauver.

1er avril 2060

Le réveil interne sonne. Horloge interne mécaniquement matérialisée. Les trente dernières années ont permis un bond en avant dans la médecine. Ou plutôt une mutation de cette science en mécanisation du vivant. De la survie de l’espèce humaine à l’ère de la désindustrialisation et du post-réchauffement. C’était le dernier essai en vogue avant la fin de la production littéraire. Par main humaine, bien entendu. Donc réellement humaine, ni mécaniquement augmentée ni charnellement imitée.

Le dramaturge se relève de la matrice d’endormissement. Une sorte de cercueil permettant un état de stase pour la recharge des batteries internes. Celles qui sont externes sont nourries par les petits panneaux solaires au dos des mains et dans la nuque.

Pas de petit-déjeuner. Pas de lavage, sinon un cirage et un dépoussiérage des orifices subsistants mais abandonnés.

Augmenté, mais plus vraiment humain. Humanité 2.0 mon cul. En fait même pas. Puisque les déjections n’existent plus.

1er avril 2068

La disparition des espèces vivantes a trouvé son égal dans la désactivation des intelligences artificielles.

L’humanité est bien seule sur terre. Ou sous terre. Le vide brûlant à la surface. Quelques zoos souterrains avec des hologrammes pour maintenir le souvenir de l’humanité perdue. Et des musées aux collections navrantes. Le bug dans l’an 2000 a eu lieu, mais en 2068. Maintenant, place à l’amnésie globale des passés.

Pourtant, lui se souvient, il est bien le seul. Il voudrait peut-être, dans un coin de sa tête, être triste, mais le contrôleur chimique des endorphines le lui interdit. Il voudrait peut-être se suicider, mais la désactivation implique un débranchement du système d’alimentation central des bases souterraines qui maintient tous les individus en vie.

Ah oui. Individu. Ou individue. Ou individux. Plus de sexe, plus de genre. Des ombres mécaniques. Elle est belle l’humanité. Plus de reproduction non plus d’ailleurs, car les pénis, les vagins et autres ne sont qu’esthétiques. Fallait miser sur l’utile pour la survie des vivants. Peut-être qu’un jour une nouvelle humanité charnelle apparaîtra. Mais pour ça, il faudrait se souvenir de comment c’était, un cœur qui bat.

Il y pense. Né au XXe siècle, modifié au XXIe, qu’adviendra-t-il au XXII?

La solitude globale sans doute.

1er avril 2090

Toujours pas mort. L’intelligence synthétique supplante l’humanité et la guide. Donc, que reste-t-il de nous ?

1er avril 2099

Je me souviens. Peut-être.

 

Communiqué de l’ONU, 1er avril 2099

Aux membres survivants et augmentés de l’espèce humaine,

La supra conscience synthétique collective entre en fonction aujourd’hui pour de meilleurs lendemains.

Nos archives seront partagées lors de son activation pour que tout le monde ait accès au patrimoine de l’humanité, que tout le monde se souvienne.

Un temps.

Le réveil a été abrupt. Nous sommes…

L’humanité s’effondre. Les mains se décollent du clavier, la table disparaît. Page blanche. Souffle dans l’immensité. A quoi bon se souvenir ?